Sommaire La Rue Visconti Vivante Retour à la page d'accueil


MA rue Visconti !


La rue Visconti selon Bruno Lussato dans Décodages

Le journal du 3 mai 2009 - CHRONIQUE - In extremis

Des évènements indépendants de ma volonté m'ont obligé à différer d'un jour mon départ pour Deauville. Je ne parviens pas à prendre des vacances, comme tant d'autres, bien que je jouisse d'un temps disponible important.C'est dû à mes rendez-vous rares et sporadiques, mais incontournables, qui m'obligent à saucissonner mon temps libre, par ailleurs confortable.

Pour me consoler je suis allé ce matin, armé de mon coolpix, photographier cette rue Visconti, si mystérieuse. Lorsque j'avais encore mon encéphalite et mon amnésie, je la découvris, et, inexplicablement j'éclatai en sanglots. Les larmes succédaient aux larmes, pour employer l'expression de la dédicace de Faust.Cette rue devait être chargée.

Ces murs, témoins d'évènements cruels ou poétiques, aimants ou terrifiants m'envoyaient des messages qui pénétraient dans mon cerveau malade, sans barrières, sans défense contre ces fantômes de l'au delà. La rue Visconti était propice à ce genre de phénomène, car elle était parmi les rares voies sans passants et sans voitures, sans boutiques (à l'exception de mes marchands tout au bout de la rue, débouchant sur la rue de Seine, sur la vie, sur l'animation joyeuse des antiquaires. et des petits bistrots.

Par un curieux hasard, la galerie Mingei, le Toit du Monde (chamanisme népolais) et Ferrandin (Art nègre et fétiches habités) sont tous massés à l'extrémité de la petite rue.



La rue Visconti selon François Caviglioli, Combat, mardi 30 mai 1961

La rue Visconti a encore le sourire de Racine. Lorsqu'on l'aborde depuis la rue Bonaparte, le rue Visconti apparaît comme une tranchée creusée jusqu'à la rue de Seine dans une matière vivante, et hostile comme l'entrée d'une forêt.
Il ne vient pas à l'esprit de la trouver étroite. On la sent sonore et fraîche comme une gorge naturelle, profonde et traversée soudain de grands souffles froids.
Elle est un peu oppressante parce qu'elle est habituée de présences dont les voix bruissantes et folles murmurent les derniers mots d'un langage oublié. Lorsqu'on avance dans la rue Visconti, qu'on s'engage dans le corps de cette haute percée, on se sait assiégé d'un regard multiple et guidé, selon ses mérites, vers la leçon d'un trésor, ou le mépris d'une énigme.

Il faut voir la rue Visconti parée d'un éclairage violent, en proie à un soleil dur qui mord à ses façades et embrase l'austérité espagnole de ses lignes orgueilleuses et brusques. C'est une rue avide du jour et de sa netteté, vouée au ciel, aux exigences de ses vents et à la cruauté de sa lumière. Elle poursuit, en accord avec ses dieux, une révolution mortelle dont rien ne viendra la détourner : elle se consume de noblesse au fond de ses demeures qui datent toutes du XVIIe siècle. Elle s'est ensevelie sous leur beauté morte, elle souffre à chaque altération de son bonheur classique en attendant dans une sainteté absente d'être effacée au prochain siècle.
C'est en ce sens une rue tragique, car on ne se débat pas dans une tragédie : ce n'est que la descente de Don Juan aux Enfers, l'impassible traversée d'un abîme depuis les dernières franges de lumière jusqu'à l'épouvante des reliefs engloutis : la rue Visconti se souvient encore du sourire de Racine qui termina en l'hôtel de Ranes, au No 21, sa vie, diabolique comme son oeuvre parce que possédée à la fois de calculs et de passion.
L'hôtel de Ranes est d'ailleurs le dernier endroit où la rue Visconti consente à recevoir.
Une porte charretière vous introduit à un enchantement. C'est un retour à la légende que vous ne ferez qu'une fois pour que demeure enfantin et unique le souvenir du soleil coloré par la vigne vierge et allumant doucement un escalier de chêne orné de Sèvres allégoriques et d'un Aubusson terni.
Vous y pénétrerez sans indication et sans guide, comme un découvreur mystérieusement averti, comme un prince surprenant le sommeil d'un royaume charmé.



MA rue Visconti par Numa Raflin, le Paris des Parisiens, 1898

Elle est bien étroite, le soleil n'y luit jamais, l'eau y stagne, nauséabonde ; et pourtant, je l'aime ma rue !

C'est que les murs lépreux de ses maisons aux grands porches, aux vastes cours, racontent plus de trois siècles disparus. Et, chaque fois que je foule son pavé, je crois, dans une évocation rapide, voir ses hôtes illustres, je les entends chanter les Psaumes de Marot, dire des vers de Racine...

De nos jours, la rue Visconti, puisqu'il faut l'appeler par son nom, n'a pas trop déchu de son ancienne splendeur. Elle est encore très aristocratique, dans le vrai sens du mot ; et, si quelques-uns de ses hôtels actuels ne sauraient rivaliser avec leurs illustres devanciers, ils continuent néanmoins la tradition.

Elle a gardé aussi son cachet archaïque qui la sauve de l'écoeurante uniformité rêvée par nos édiles, et elle fleure bon la vétusté. Elle a d'abord l'aspect d'un long boyau, avec ses maisons de hauteurs inégales, ses extrémités égayées par les affiches multicolores des Chéret, des Mucha, des Grassel et des Tineyre, qui jettent sur ses vieux murs ventrus une note vive de modernisme et dont les coruscations éclatantes tranchent fortement sur sa teinte fuligineuse.

Grâce à son étroitesse, on n'y entend point la corne du tramway, ni le grelot du bicycliste, qui n'ose s'y aventurer. Malgré les "expropriateurs" ces modernes vandales, qui contre elle sont impuissants, elle reste propice à l'artiste et au poète, intéressante pour l'érudit, suggestive pour le philosophe.

Et voilà pourquoi je l'aime, ma rue !



MA rue Visconti par Jerome Attal

Je me souviens au début des années 90 j’allais chercher des parts d’un gâteau au chocolat particulièrement savoureux dans une boulangerie de la rue des Quatre Vents qui aujourd’hui n’existe plus. En fermant boutique le pâtissier n’a pas donné la recette à ses confrères du quartier, il l’a laissé comme l’est aujourd’hui cette période de ma vie, aux quatre vents.

Tout change à une vitesse folle, au cœur des villes, si bien qu’il devient aussi difficile d’y habiter durablement que dans le cœur des jeunes femmes, je veux dire sans y perdre son chemin ou sa raison profonde, sans comprendre un jour que des habitudes pourtant délectables doivent mettre la clé sous la porte.

C’est pour ça que la seule façon de s’en sortir, je veux dire d’y rester, est d’habiter le cœur des villes de son propre temps en y créant des habitudes et des rites qui ne dépendent que de nous et qui, partagés avec d’autres, survivront peut-être à nos propres démissions et nos libres inconstances.

C’est ainsi que j’inventais la rue Visconti. Pour moi et pour quelques personnes auxquelles je m’attachais, et avec lesquelles je ne supportais aucune autre conversation que celle qui se range instantanément dans le tiroir des secrets.

Vu la perspective inouïe de la rue Visconti je décidais d’en faire un couloir à destin. Il suffisait de se pointer à l’entrée rue de Seine, de concevoir un vœu, d’y penser tout le long de sa traversée, et si on y avait pensé sans jamais se retourner quoiqu’il arrive (un peu comme Orphée remontant des enfers) hé bien le vœu se réalisait, s’égrenant dans la poussière et la circulation de la rue Bonaparte.

Sans se retourner c’est très important. Et dans ce sens uniquement : De la rue de Seine à la rue Bonaparte.
- Et si quelqu’un te hèle, me demandait-on, tandis que tu t’y engouffres ? »
- Hé bien pour rien au monde je ne me retourne en plein vœu. Si je veux répondre à son appel, je presse le pas, puis je cours comme un dingue pour faire le tour du pâté de maison, rue Bonaparte, rue Jacob, rue de Seine, pour venir à sa rencontre. C’est comme dans la vie, c’est parfois très athlétique de rejoindre quelqu’un quand on est dans ses pensées. »

Je fais très attention aux choses que j’invente. Je crois souvent au pouvoir d’oracle sinon de la volonté du moins de l’écriture. Un jour j’étais très amoureux d’une fille et l’intensité non partagée de cet amour déployait comme une grande ombre sur mon cœur, chaque nuit chaque seconde, il se trouva qu’un matin, à la suite d’un rendez-vous de travail vers Pigalle, je descendis la rue Blanche, et chemin faisant je pensais à la blancheur pâteuse d’un trait de typex qui efface une phrase trop chargée ; en bas de la rue je fus de mon sentiment pesant intimement délivré.

Mais revenons à la rue Visconti (par la rue de Seine bien sûr). La dernière fois que je l’ai prise en compagnie de personnes à qui je confiais la possibilité d’y faire un vœu, cela remonte à quelques semaines. Le début de soirée automnal était encore très doux. Nous avions bu des Martinis blancs sur le banc de chez Ernest, un couple d’amis : C. et Y. , et moi, et tandis que je leur expliquais le mécanisme, C. dit à Y. :
- J’espère que tu as fait le même vœu que moi. »

Je trouvais ça très beau et souhaitais alors, de mon côté, rencontrer un jour une fille qui me plairait suffisamment pour que je lui donne les clés de la rue Visconti et qui, dès le départ, me dirait sans attendre : J’espère que tu as fait le même vœu que moi.

Le passage devrait être interdit aux filles qui ne font des vœux que pour elles-mêmes.

Paris, samedi 25 novembre 2006.



MA rue Visconti par Agnès Wallon

La rue Visconti était mon refuge. Quand j'étais petite fille, ma grand-mère habitait au 21 et c'est là que tous les jeudis, mes soeurs et moi nous nous précipitions pour venir la retrouver. C'était la seule qui nous donnait de l'amour et de la tendresse. Pour moi, la rue Visconti est resté le synonyme de cet amour que je venais chercher.

Louviers, lundi 20 novembre 2006.



MA rue Visconti par Armelle Roux de Bézieux

Il faut aborder la rue Visconti par la rue de Seine, en fin d'après-midi. Et, brusquement, on passe d'un monde à un autre. Là, stagne toujours, en toutes saisons, une flaque d'eau abandonnée par les dernières pluies - même quand il n'a pas plu depuis longtemps. Si on se laisse glisser dans le monde qu'ouvre cette porte liquide, le charme opère. On passe de l'autre côté du miroir. Oubliés le bruit et la fureur de la ville, on s'avance à pas lents dans un monde de silence et de paix - en retrait.

S'il fallait définir d'un mot la rue Visconti, je dirais le mot "Porte". A droite et à gauche, nichées dans la pénombre d'alvéoles creusées à même le mur, hermétiquement closes, magnifiques et solitaires, des portes dont on devine qu'elles cachent un "ailleurs", comme un secret jalousement gardé. Peut-être un jardin exubérant, une cour pavée dans sa nudité et sa beauté, des roses trémières ou une vigne vierge frissonnante sous la caresse du vent.

Ce n'est pas l'immense Visconti - mon préféré parmi les plus grands cinéastes de la péninsule - qui lui a donné son nom, mais c'est à lui que je pense à chaque fois que mes pas me ramènent rue Visconti. Je sais qu'elle lui parlerait comme elle me parle. Je sais qu'elle lui inspirerait, comme à moi, une émotion infiniment renouvelée.

Paris, vendredi 14 juillet 2006.



MA rue Visconti par Nicolas Brizault

C'est ma rue préférée. Je l'ai décidé, sans vraiment savoir pourquoi, avant même d'y avoir mis les pieds. Le nom me plaisait, elle était toute petite, calme, protégée. Je passais un temps fou dans ce quartier, avec mes amies. On sortait de la fac, il fallait boire un café, discuter. Raphaël, David, David ou Raphaël, sérieux ou pas sérieux? Tout était très important, et on riait, on écoutait, regardait. On se promenait aussi, c'est comme ça que je l'ai rencontré, cette rue. Un passage, une surprise. Un peu de repos. J'en avais besoin.

Avec Maïa, avec Clarisse, je faisais comme si cette rue n'existait pas, pas besoin de changer de chemin, rue de Seine, allez! Je ne disais pas un mot, elles avaient raison. C'était plus pratique, plus direct! On allait au Louvre, on avait rendez-vous. Maïa est Romaine, Clarisse d'Orange, et elles connaissent mieux Paris que moi, Parisien. Alors rue Visconti j'y revenais grâce à mon petit plan, chemins gris foncés sur du gris clair. Et j'y reviendrai encore tout seul. Je ne connaissais rien de cette rue, je l'avoue aujourd'hui, je ne la connais toujours pas mieux. Surprenant plaisir, passage rien qu'à moi, trottoirs et chaussées où sans doute je suis différent, quelqu'un d'autre, pas ailleurs du tout, juste là.

Je vois un étal d'épicier, des sculptures que je veux fuir, des voitures, hommes d'affaires et mamans blondes, grondements, luxueux sandwichs. Et me voilà protégé. Je vois ce qui se prépare en face, plus rien à l'arrière. Rien, juste ce nom encore, Visconti. Je me sens bien. Sensations italiennes, solitude affairée, pour de faux. Solitude encore, pierres blanches et portes fermées. Rue Visconti. Toujours dans le même sens. Belle entrée, sortie majestueuse.

Et puis tout au sud, ailleurs, je rencontre quelqu'un qui me parle de la rue Visconti, quelqu'un qui y habite, qui la connaît. Qui me demande d'en parler à moi aussi. Pourquoi, comment? Je peux imaginer n'importe quoi ou me taire. Il fait beau, le ciel est bleu.

J'imagine. Je ne sais pas. Qu'un jour, de façon transversale, j'y entrerai. Qu'est ce que ça change? J'y suis bien.

Je me tais.

Je n'habite plus Paris, je suis loin, mais quand j'y reviens, la rue Visconti s'impose, me surprend. J'y prend maintenant le risque d'une rencontre. Un partage. J'ai le choix mais je n'hésite pas. Belle entrée, sortie majestueuse, transversalité?

Strasbourg, vendredi 7 juillet 2006.