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Hippolyte Clairon et la rue Visconti


Hippolyte Clairon est une actrice "toute d'étude et d'art", "possédant toutes les sciences de la comédie", "jouant le noble, le majestueux", "la première qui se soit risquée à rire dans une tragédie". L'illustre tragédienne, née Claire-Joseph Lerys, naît le 25 janvier 1723 à Condé, une petite ville du Hainaut. Elle était la fille illégitime d'une ouvrière appelée Scanapiecq et d'un sergent de la mestre de camp de Mailly. Née à sept mois, elle garde toute sa vie une constitution faible et un état de santé perpétuellement maladif.


Portrait de la Clairon par Jean-Baptiste Lemoyne.


La petite fille et sa mère quittent bientôt Condé pour Valencienne puis Paris. Souvent enfermée dans sa chambre par sa mère la jeune fille se passionne pour les leçons de danse qu'elle voit depuis sa fenêtre, singeant bientôt les gracieux mouvements, se mettant en scène dans des situations imaginaires. Lorsque sa mère, réticente, l'emmène à une représentation de la Comédie Française, elle est incapable de prononcer une seule parole de toute la soirée puis s'occupe, la nuit entière à retrouver et dire tout haut ce qu'elle avait entendu déclamé sur les planches. Elle avait décidé de devenir comédienne.

La jeune Claire débute, à l'âge de 13 ans, à la Comédie Italienne où son application, son ardeur, sa mémoire enfin, confondaient ses instituteurs. Elle s'en va exercer ses talents à Rouen, où on la baptise "la Clairon" et se voit invitée aux soupers de femmes distinguées et autres notables. Elle se fait aussi connaître pour sa vie amoureuse tumultueuse et "son existence galante", au point qu'un cruel petit livre est écrit contre elle. Elle y est affublée du surnom évocateur de Frétillon.


Hippolyte Clairon.


La comédienne se retrouve à Paris dans une situation précaire pendant quelques mois. A l'aide de protecteurs, elle finit par retrouver le chemin de la scène et entre à l'Opéra où elle débute en 1743, à l'âge de 20 ans. Elle rencontre le succès et entend désormais qu'on l'appelle Clairon : "quiconque m'appellera encore Frétillon, peut compter que je lui foute le meilleur soufflet qu'elle ait peut être encore reçu de sa vie !". Elle vit alors dans la plus haute société d'hommes de Paris, où "la foule de ses illustres amants fut si grande que, malgré l'appétit de la belle, elle fut embarrassée de choisir".

La Clairon croquée par Gabriel Jacques de Saint-Aubin.

Le public, pourtant, se lasse vite de la comédienne et celle-ci quitte l'Opéra pour tenter de rejoindre la Comédie Française, à l'époque installée rue de l'Ancienne-Comédie, près du carrefour de Buci. Malgré la résistance à son admission, à cause de sa réputation légère, les protecteurs de l'actrice finissent par obtenir qu'elle soit intégrée à la troupe.

Elle doit à son audace d'interpréter, pour ses début à la Comédie-Française, Phèdre de Racine. Personne n'aurait alors parié sur sa capacité à tenir un tel rôle, mais pourtant, elle triomphe dès le premier soir. Son succès se poursuit au delà de Phèdre et son talent de tragédienne se confirme, au détriment de la comédie qui l'avait portée jusque là.

En ces années de début, Mlle Clairon avoue dans ses mémoires qu'elle était complètement grisée par son succès, et que les applaudissements de la salle, les pièces louangeuses, les adulations des soupirants de foyer, la jalousie de ses compagnes, l'avait amenée à croire qu'elle était le plus grand sujet qui ait encore paru sur la scène du Théatre-Français. De fait, au début des années 1750, autant grâce à la scène qu'à ses amours monnayés, la Clairon commençait à devenir une femme, un personnage, dont les faits, les gestes et les fantaisies occupaient Paris.

Après avoir habité rue de Buci, l'actrice emménage rue des Marais vers 1748. Les historiens nomment à l'unanimité l'hôtel de Ranes, l'actuel 21, rue Visconti, comme étant sa nouvelle demeure, mais il faut avouer que les preuves formelles manquent. D'après François-Louis Poumiès de la Siboutie, Hippolyte Clairon louait l'aile à droite dans la cour, dans sa totalité, qualifié par lui de "pavillon" indépendant du reste de la maison.


Notes manuscrites relatives à Mlle Clairon, du Dr François-Louis Poumiès de la Siboutie, propriétaire de l'hôtel de Ranes à partir de 1837.


La Clairon y donne journellement des soupers, dans le genre décrit par un rapport de police du 2 octobre 1752 : "Il y eut un grand souper, samedi dernier, 30 septembre, chez la Clairon, petite rue des Marais, où se trouvèrent les demoiselles Coupée, actrice, et Hernie, fille d'un Suisse des Tuileries. En hommes, il y avait les marquis de Souvré et de Rochechouart. Ce dernier tenait pour la Clairon et M. de Bauche pour la Coupée. Pendant le souper, M. de Souvré but à son ordinaire, c'est-à-dire beaucoup, et ensuite il s'alla coucher avec Mlle Hernie. M. de Rochechouart resta chez la Clairon, et M. de Bauche s'en fut avec la Coupée".

Edmond de Goncourt, auteur de "Mademoiselle Clairon", écrit au sujet du 21, rue Visconti : "un mauvais lieu que cette maison de la Clairon, et méritant les vers :

Connais-tu Frétillon putain et maquerelle ?
Je veux que désormais, à moi seule fidèle,
La jeunesse prenne, chez moi, tous les plaisirs,
Que, sans cesse, irritant et comblant ses désirs,
Le peuple de Paris, à chaque instant, relève
Et remplace le corps que la Guerre m'enlève.
Je veux que ma maison soit bureau de Cypris*.

*Autre nom d'Aphrodite

Couverture du livre consacré à l'artiste par Edmond de Goncourt en 1889.

Autre récit autour de la maison de la Clairon, qualifiée d'orgiaque par de Goncourt :
« Elle avait une espèce de femme de chambre ou cuisinière, qu'elle avait mariée à un honnête homme... Comme il n'y a rien de si contagieux, dit le gazetier, pour les domestiques et surtout pour les domestiques femelles, que les mauvais exemples que leur donnent leurs maîtres, cette femme, qui est assez jolie, avait fait, par l'entremise de sa maîtresse, la conquête d'un seigneur de la cour, que le rang qu'il tient m'empêche de nommer...

« Je m'arrête: un moment, Monsieur, pour vous faire admirer la noblesse des sentiments et la délicatesse des inclinations de nos seigneurs. Quand ils ne peuvent avoir ou qu'ils sont las des faveurs de la maîtresse, ils se rabattent sur la servante, et deviennent les rivaux de leurs laquais.

« Bref, la cuisinière devenue enceinte et prête d'accoucher, on convint que l'enfant serait tenu sur les fonts baptismaux par le galant seigneur et par la tragédienne. Mais ne voilà-t-il pas que le père s'y oppose, ne voulant pas d'une femme de théâtre pour marraine, et fait sortir sa femme de chez Mlle Clairon. Le seigneur n'osant s'exposer à aller rendre visite à la jeune femme chez son mari, les rendez-vous continuent au domicile de la tragédienne. Le mari a quelque soupçon, il veut empêcher sa femme de sortir, et lui fait défense absolue de fréquenter son ancienne maîtresse.

« Là-dessus, délibération du trio : le seigneur, la Clairon et la cuisinière, et sollicitation d'une lettre de cachet contre le mari, motivée sur les mauvais traitements infligés à sa femme. Il est mis à Bicêtre. Quelqu'un le connaissant, et visitant par hasard la maison, se fait raconter l'affaire, se charge de faire parvenir au lieutenant de police la requête du pauvre diable. Une instruction est faite, le mari recouvre sa liberté, et la cuisinière de Mlle Clairon est enfermée à la Salpêtrière ».


En dépit des moqueries et des jalousies, la Clairon continue à en imposer par son interprétation, notamment en innovant dans la façon de déclamer les rôles tragiques, mais aussi dans la façon de se vêtir sur scène, ce que Diderot en personne louera et qui initiera la réforme du vestiaire de la Comédie-Française. Elle amorce en 1854 une conversion, passant d'un style ampoulé à une simplicité qui arrachent des larmes aux plus durs critiques : "Pour la première fois, les gens qui lui avaient été jusqu'à ce jour hostiles, qui s'étaient fermé les yeux et les oreilles sur ses incontestables qualités dramatiques, furent forcés à la reconnaissance, à l'aveu public de son talent, et ce fut un assentiment universel (...) que cette actrice, à laquelle on reprochait de manquer de sensibilité, avait montré dans les accents douloureux et déchirants, le coeur et les entrailles d'une mère". On écrit encore "La comédienne est admirable, elle acquiert tous les jours. Elle se défait peu à peu de sa déclamation, et marche à grands pas au jeu naturel ; si elle continue, elle atteindra l'art de la Lecouvreur".


Hippolyte Clairon dans le rôle de Médée en 1765.


Elle devient ainsi la grande comédienne, reconnue et populaire, de la Comédie-Française. Mais sa santé fragile la rattrape. En 1765, malade, elle va à Genève pour consulter le docteur Tronchin qui la menace de mort si elle remontait sur la scène. De Genève, elle se rend à Ferney voir Voltaire sur son invitation : "Il n'y a, Mademoiselle, que le plaisir de vous voir et de vous entendre qui puisse me ranimer, vous serez ma fontaine de Jouvence". Après deux représentations, Voltaire écrit : "J'ai vu la perfection en un genre, pour la première fois de ma vie". Pendant ce temps, Paris la réclame tant elle manque au public.


Visite de la Clairon à Voltaire en 1765.


En 1766, alors qu'elle est de retour à Paris et attendue pour reprendre un rôle, elle déclare prendre se retraite, décision qu'elle mûrissait depuis quelques mois déjà, elle a 43 ans. Elle quitte alors la rue Visconti pour s'établir rue Vivienne, puis rue du Bac à partir de 1768.



Elle n'est pas vraiment regrettée par ses compagnons de la Comédie-Française, la comédienne ayant toujours suscité embarras, difficultés, froissements d'amour-propre, en raison de ses exigences et de son despotisme. Par contre, pour la Clairon, c'est la mort de n'avoir plus tous les soirs, les bravos du public et finit même par regretter d'avoir quitté le théâtre. Elle joue encore sur quelques scènes privées ou devant le roi, mais le public commence à lui reprocher sa lenteur, son air avachi et ses habits mal choisis.

L'actrice crée alors une école de jeunes élèves, qu'elle se complaisait à former pour le théâtre. Elle s'entiche tour à tour de jeunes hommes qui deviennent ses protégés et qu'elle conseille et lance dans la profession avec une sollicitude toute maternelle et parfois ambiguë. Elle poursuit une vie sagement passionnée, gérant la fin de sa relation avec le comte de Valbelle, se débrouillant pour conserver un train de vie digne de son rang puis s'exile en Allemagne à la cour de Margrave jusqu'en 1786.

Extrait des mémoires d'Hippolyte Clairon.

De retour à Paris, elle s'attelle à la rédaction de ses mémoires, qui comportent notamment la référence à son installation au 21, rue Visconti, maison, écrit-elle, habitée par Racine. L'erreur, probablement insinuée par l'"agent immobilier" de l'époque pour valoriser le bien à louer, a été répercutée sans vérification jusqu'au début du XXe siècle (voir l'histoire complète dans l'article Où est mort Racine ?). Un propriétaire allant même jusqu'à poser une plaque commémorative, sans autre "preuve" que les mémoires d'Hippolyte Clairon.

Ses mémoires sont publiées en 1798 et sont jugées peu sincères, pleines de forfanteries et de rancoeur, à la confession toujours apprêtée, et ne laissant rien soupçonner de la "Frétillon". Elles n'ont eu qu'un médiocre succès.

Après des années de souffrances et d'infirmité, Hippolyte Clairon décède rue de Lille à Paris le 31 janvier 1803 à l'âge de 80 ans.


Baptiste Essevaz-Roulet, d'après Mademoiselle Clairon de Edmond de Goncourt
(courriel : b.essevaz-roulet@ruevisconti.com)