Au coeur de Saint-Germain-des-Prés (Paris 6e), au milieu du Bois Visconti, il existe un lieu hors du commun et pourtant peu connu. La plupart des habitants du quartier n'en ont jamais entendu parler, quelques autres savent qu'il y a « quelque chose », et enfin, une petite minorité l'a vu. Il s'agit d'un petit édifice néo-classique à colonnes doriques voué à l'Amitié, classé à l'Inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques depuis 1947. Il est niché au milieu des arbres au fond de la parcelle du 20, rue Jacob, inaccessible au public et totalement invisible, sauf depuis quelques fenêtres du voisinage.


Le temple de l'Amitié au milieu du « petit parc sauvage »3 en 1963,
décor d'une scène de Feu Follet de Louis Malle4.
Cliché Baptiste Essevaz-Roulet.

Cet « endroit fabuleux caché derrière la rue Jacob »5 n'a pas une origine bien claire, tout juste peut-on lire ça ou là qu'il date du Premier Empire ou de la Restauration. Au XIXe siècle, il n’est guère signalé que dans quelques actes notariés et administratifs, simplement désigné comme « pavillon »6 ou « kiosque »7. Georges Cain est un des premiers à mentionner en 1906 son existence dans une publication : « Encloses entre la rue Jacob, la rue de Seine et la rue Bonaparte, des retraites fleuries se découvrent encore ; l’une d’elles recèle un "temple à l’Amitié", touchant dans sa grâce vieillotte (…) »8.

La notoriété du temple s’accroit ensuite avec le légendaire salon littéraire de l’« Ultra-païenne »9 Natalie Clifford Barney10, locataire du pavillon dont il dépend de 190911 à sa mort. À la fin des années 1960, le temple de l'Amitié devient l'objet d'un complexe scandale immobilier, lorsque son nouveau propriétaire tente de le transformer en studio à louer, dénaturant ainsi l'édifice. Une polémique longue d’une dizaine d’années suivra sur les conditions de remise en l'état d'origine.


Le temple de l'Amitié, vu depuis la cour du 22, rue Jacob, photographié en 1913 par Pottier23.
Le mur du fond est celui de l'ancien immeuble du 15, rue Visconti. Cliché Baptiste Essevaz-Roulet.

La méconnaissance de l’identité et des intentions de son concepteur a favorisé nombre de légendes, renforcées par les mystérieuses inscriptions « A L’AMITIE » et « DLV ». Une des plus tenaces fait du monument un temple maçonnique, excitant encore la curiosité et l’imagination et motivant certains auteurs récents à spéculer sur les symboles dont serait chargé le temple12. Il est encore mis en scène dans un roman à caractère surnaturel paru en 200913

En dépit de la passion qu’il suscite, peu de chercheurs se sont sérieusement penchés sur l’histoire du temple de l’Amitié14. Pour tenter de combler les lacunes et raconter une histoire étayée par des documents de première main, nous sous sommes immergés dans divers fonds d’archives. À la manière d’une enquête policière, nos recherches nous ont conduits aux Archives nationales (notamment pour consulter les actes notariés), Bibliothèque nationale de France (archives des loges maçonniques), Archives de Paris (succession des propriétés), BHVP, Médiathèque du Patrimoine, Archives du Grand Orient de France... Grâce à la découverte, parfois inopinée, de documents longtemps oubliés ou méconnus, nous proposons, dans la première partie de notre récit, une nouvelle lecture de l’histoire du temple de l’Amitié, de ses constructeurs et de leurs intentions. La seconde partie retrace ensuite les tribulations du 20, rue Jacob au XXe siècle, notamment lorsqu’il est occupé par Natalie Clifford Barney.

Temple de l’Amitié, ou à l’amitié ?

Le temple dédié à l’amitié est souvent appelé « temple de l’Amitié » dans les publications et évocations récentes. Les auteurs du début du XXe siècle le nomment « temple à l’amitié » en référence à la dédicace de son fronton (Pierre Champion, Mon Vieux Quartier, XXXII, Temple à l’Amitié, Paris, 1932, p. 388-400 ; Natalie Clifford Barney, Souvenirs Indiscrets, Paris, 1960 ; Georges Cain, Promenades dans Paris, la rue Visconti, le Figaro, 8 mai 1906.). Il nous semble que la désignation ancienne est la plus correcte, mais nous choisissons de nous conformer à la forme la plus courante : « temple de l’Amitié ». Les auteurs anglais l’appellent « Temple of Friendship ».


Cette histoire, rédigée à partir des recherches de l’auteur, est principalement le résultat d’une fusion d’un texte publié sur ce site entre le 17 avril et le 21 mai 2006 (voir la forme ancienne de l’article) et d’un article coécrit avec William Pesson et paru dans la revue Chroniques d’Histoire Maçonnique en 20082 (téléchargeable dans son intégralité au format PDF). La première publication racontait principalement l’histoire du temple au XXe siècle, notamment celles du célèbre salon littéraire de Natalie Clifford Barney et du scandale immobilier qui a suivi. La seconde visait deux objectifs : raconter, pour la première fois, l’histoire de la conception du temple à partir de recherches inédites, et d’autre part, à déterminer le caractère maçonnique ou non du monument. Les éléments principaux de l’article ont été repris par les auteurs de Le Paris des Francs-Maçons (ed. Cherche-Midi, 2009), dans un chapitre consacré au « temple à l’amitié ».

Notes :
1Montage : Erwin Charrier, 2012 ; clichés Baptiste Essevaz-Roulet, dont une photographie du temple de l'Amitié par Eugène Atget (BHVP, 1910).

2Baptiste Essevaz-Roulet et William Pesson, « le temple "à l’amitié", rue Jacob à Paris – mythes et réalités », Chroniques d’Histoire Maçonnique, n°62, années 2008, p. 4-25.

3Georges Pillement, Paris Poubelle, 1974.

4Louis Malle, Feu Follet, 1963.

5Jacques Morice, Télérama, n° 2926 - 11 février 2006.

6AN, Min centr., LXV, 1215 (30 octobre 1847), Inventaire après décès de Marie-Louise Doucet veuve Delamarche.

7AD de Paris, Calepins de révision du cadastre, fiche du 20, rue Jacob.

8Georges Cain, Promenades dans Paris, la rue Visconti, le Figaro du 8 mai 1906. Georges Cain était conservateur du musée Carnavalet de 1897 à 1914.

9Journal de l’Abbé Mugnier (1879-1939), Paris, 1985, p. 240.

10Nathalie Clifford Barney est une femme de lettres américaine ayant publié essentiellement en français. Elle nait dans l’Ohio en 1876 et meurt à Paris le 3 février 1972. Voir notamment Suzanne Rodriguez, Wild heart a life - Natalie Clifford Barney and the decadence of literary Paris, New York, 2002.

11AD de Paris, VO20 115.

12Katarina Bonnevier, Behind Straight Curtains, Stockholm, 2007.

13Martin Langfield, The Secret Fire, Londres, 2009.

14Voir notamment : Pierre Champion, Mon Vieux Quartier, 1932, et l’article de Guy Mélicourt, « Le temple de l’Amitié à Paris », Vieilles Maisons Françaises, n°66, octobre 1975, p.28-29.

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PREMIERE PARTIE : Histoire, mystères et légendes



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Description du monument

Le temple de l'Amitié se situe au coin nord-ouest de la parcelle du 20, rue Jacob. Il est à 25 m de la rue Visconti et à 50 m de la rue Jacob, dans le VIe arrondissement à Paris (France).


Position du temple de l'Amitié (en rouge) dans la parcelle du 20, rue Jacob,
au milieu du bloc sud de la rue Visconti.
Schéma Baptiste Essevaz-Roulet.

Le temple s'adosse aux murs mitoyens des 26 et 22, rue Jacob et 15, rue Visconti et épouse la forme de la parcelle à cet endroit. Il est strictement invisible depuis la rue, que ce soit côté Visconti ou côté Jacob. Le curieux ne gagnera rien à rentrer dans la cour du 20, rue Jacob. On ne peut le voir que depuis quelques fenêtres des immeubles qui l'entourent.

De la rue du Colombier à la rue Jacob

La rue Jacob s’appelait « rue du Colombier » jusqu’en 1836. La parcelle contenant le temple, non numérotée avant la Révolution, prend en 1790 le numéro 1334 (numérotage révolutionnaire) puis 20 en 1805 (numérotage impérial). Jusqu’à la Révolution, elle est parfois appelée par erreur « hôtel de Saxe », désignation semant la confusion avec l’actuel 12, rue Jacob, homonyme.

La parcelle du 20, rue Jacob est composée de plusieurs espaces très différents. Lorsqu'on entre par la porte cochère, on passe d'abord sous un bâtiment sur rue et l'on arrive dans une cour pavée toute en longueur. La cour est fermée au nord par un petit pavillon de deux niveaux, adossé à l'ouest à un bâtiment sur cour. Contre le pavillon au nord est une véranda qui fut un temps rattachée à un appentis (aujourd’hui disparu) édifié entre la véranda et le mur mitoyen du 13-15, rue Visconti. Au fond de la cour à droite, un large portail métallique donne sur un vaste jardin arboré. Ce jardin s'étend en retour vers l'ouest au nord du pavillon. C'est au fond de ce retour que se loge le temple de l'Amitié.


Plan de parcelle du 20, rue Jacob. En bleu, les bâtiments principaux, en gris la cour pavée, en orange, le pavillon de deux niveaux, en jaune la véranda (aujourd'hui transformée), en rose, l'appentis (aujourd'hui disparu), en vert les jardins, et en rouge, le temple. Schéma Baptiste Essevaz-Roulet.

Le jardin et le temple appartiennent à la copropriété, mais le propriétaire du lot 401 qui comprend le pavillon « a la jouissance exclusive et perpétuelle du jardin, ainsi que le temple qui s'y trouve »15.

Le pavillon, la véranda, l'appentis, les deux jardins et le temple forment donc un domaine unique, on ne peut plus original, une rareté au coeur de Paris. Le jardin du 20, rue Jacob avait d'ailleurs à lui seul sa réputation. Le New York Times l'évoque ainsi en 1969 : « On découvre le pavillon à deux étages au fond de la cour, et on commence à deviner le jardin sauvage à l'anglaise avec les plus grands arbres dans le bois le plus dense de la rive gauche »16.


Vue du pavillon à deux niveaux du 20, rue Jacob, côté cour.
Photographie d'Eugène Atget en 191017 ; cliché Baptiste Essevaz-Roulet.


L'emprise au sol du temple de l'Amitié forme un trapèze plutôt qu'un rectangle, ouvert côté façade. Son côté le plus petit fait 3,20 m (fond du bâtiment) et son côté le plus grand 5,50 m (côté sud). Sa superficie est de 35 m² environ dont 9 m² de terrasse. Par rapport au niveau du sol, son faîtage culmine à environ 5,64 m18.

Le toit à deux pentes égales est fait de tuiles plates anciennes et d'une couverture en plomb, avec une verrière en son centre, unique prise de lumière du bâtiment. La façade du temple de l'Amitié est constituée d'un portique à quatre colonnes d’ordres dorique ou toscan19 d’une quarantaine de centimètres de diamètre et de près de 3 m de hauteur. Elles supportent un entablement constitué d’une architrave, d’une frise et d’une corniche surmontée d’un fronton triangulaire. La frise porte, entre deux macarons décoratifs, une inscription en lettres romaines rédigée en français : « A L’AMITIE ». Le tympan du fronton est orné de moulures représentant une couronne de fleurs et de fruits attachée par un ruban aux nombreux déliés. Le motif abrite en son centre les lettres DLV.


Relevé de la façade du temple de l'Amitié20. Cliché Baptiste Essevaz-Roulet.

Le rez-de-chaussée repose sur un soubassement de 82 cm par rapport au niveau du sol. L'accès se fait par un escalier de six marches avec garde-corps métallique aux motifs simples21. Une terrasse sépare le plan des colonnes de celui de la porte d'entrée. De part et d'autre de la porte, deux niches aujourd’hui vides, ont abrité un temps l'une un buste d'Adrienne Lecouvreur, l'autre du Maréchal de Saxe22. À droite de l'escalier montant au rez-de-chaussée, quelques marches permettent de descendre à une cave semi-enterrée. Le sous-sol est constitué d’un premier espace tout en largeur et d’une pièce circulaire de l’ordre de 2 m de rayon avec un important pilier central maçonné d’environ 1 m de diamètre.

L'intérieur du temple est une surprise. Au rez-de-chaussée, une fois la porte à double battant poussée, on découvre en effet une salle parfaitement ronde de 1,90 m de rayon, couverte par une coupole en zinc avec un oculus diffusant un éclairage zénithal.


Intérieur du temple en 190924. Cliché Baptiste Essevaz-Roulet.

Au sol est un « parquet exceptionnel en toile d'araignée en seize parties égales, marqueté en son centre d'une rosace à seize branches portant le même signe "DLV" »25 que sur le fronton, posé sur des solives disposées en rayon et soutenus en leur centre par l’imposant massif en maçonnerie du sous-sol.


Relevé du dessin du parquet (à gauche) et du détail de la rosace centrale en marqueterie (à droite)26.
Clichés Baptiste Essevaz-Roulet.



Vu du sous-sol, détail de l'agencement des solives supportant le plancher rayonnant
et à gauche, le pilier central en maçonnerie.
Cliché © Christian Chevalier.


Les murs sont agrémentés de pilastres, hauts d’environ 2,70 m, à chapiteau corinthien. Une cheminée avec glace est située dans l’axe de l’entrée28. Six niches rectangulaires sont régulièrement réparties tout autour de la pièce29 et l’une entre-elles, au moins, reçoit une tablette surmontée d’un miroir30.


Plan de coupe du temple27. Cliché Baptiste Essevaz-Roulet.

La coupole de la pièce, non visible de l’extérieur, est divisée en vingt quatre rayons et une corniche simple assure la transition entre la partie verticale et la semi-sphère. L’intrados de la voûte intérieure culmine à 4,30 m et son centre est occupé par un oculus surmonté d’une verrière.

L’architecture extérieure du temple est parfaitement fidèle aux canons de l’esthétique néo-classique. La sobriété de l’édicule pourrait être cohérente avec un principe de la fin du XVIIIe siècle selon lequel « l’amitié se cultive loin du faste »31. La couronne de fruits du fronton évoque l'abondance et aussi peut-être l’intemporalité de l’amitié, toujours renouvelée.


Le temple de l'Amitié est parfaitement fidèle aux canons de l'esthétique néo-classique : ici une planche décrivant l'ordre toscan. Source : Pierre Esquié, Traité élémentaire d'architecture, comprenant l'étude complète des cinq ordres, le tracé des ombres et les premiers principes de construction, éd. Schmid, 1897.


Le temple de l’Amitié et l’aménagement de la parcelle du 20, rue Jacob évoquent en effet les « jardins à fabriques », très à la mode au XVIIIe siècle, qui allient le pittoresque aux vertus morales. Ces jardins, parfois qualifiés de « jardin de la sensibilité »32, ont aujourd’hui le plus souvent disparu ou été altérés. Les plus grands d’entres eux, comme ceux de Retz ou du parc Monceau à Paris, possèdent une vingtaine de constructions évocatrices d’atmosphères variées. Les fabriques sont indissociables du paysage qui les entoure et évoquent souvent une maison chinoise, une ruine gothique, un temple classique ou encore une vallée des tombeaux33.

Chaque fabrique était très codifiée34. Les vertus morales sont aussi le moyen de justifier des références à l’Antiquité classique et de donner du sens aux différents éléments de décor. C’est ainsi que l’utilisation de colonnes isolées ou engagées, des ordres d’architecture ou de la forme d’un temple à plan rectangulaire ou circulaire prend une signification qui est connue et comprise par le promeneur. Un ordre dorique, par exemple, pourra accompagner un édifice destiné à promouvoir une vertu tandis que l’ordre corinthien sera plutôt lié à un sentiment plaisant.

Par ailleurs, il est tout à fait possible que, selon la pratique en vigueur au début du XIXe siècle, le temple ait été réalisé d’après un recueil d’architecture ou d’après des dessins fournis à un entrepreneur. Certains architectes ou décorateurs s’étaient en effet fait la spécialité du commerce des dessins pour des fabriques de jardin. L’ouvrage de Krafft sur les Plans des plus beaux jardins pittoresques de France36, ressemble ainsi, par le choix riche et varié de fabriques proposées, à ce qu’il est possible de qualifier de catalogue.


Planche tirée du recueil de Krafft (1809)35. Ce recueil des fabriques les plus remarquables de l’époque
est une sorte de catalogue servant à inspirer propriétaires et architectes.

Source : http://digital.library.wisc.edu/1711.dl/DLDecArts.


Édifices similaires

Plusieurs parcs en France et à l’étranger contiennent un temple dédié à l’amitié. Citons notamment celui de Clisson et celui du parc de Betz. Certains d’entres eux contenaient des allégories de l'amitié ou des évocations de proches du propriétaire. Ils pouvaient aussi servir à conserver la mémoire d’un être cher comme le temple du jardin de Sans-Souci inspiré des écrits de Cicéron. Les temples construits en Europe ne présentent pas de modèle typologique unique et leurs dimensions sont très variables. Leur architecture est le plus souvent inspirée de l’Antiquité gréco-romaine avec utilisation de colonnes et modénatures. L’ordre dorique est le plus répandu mais le ionique et le corinthien sont parfois utilisés37.

Qualifiée de « temple d’Amitié », une construction édifiée à la fin du XVIIIe ou au début du XIXe siècle a existé 4, rue de l’Essai dans le 13e arrondissement à Paris. Ce temple était orné de deux plaques de marbre noir dont l’une portait les initiales DVC ou DVG, la date 1757 ou 1737 selon les descriptions, et plusieurs mentions en latin à l’amitié. Il ne présentait pas de similitudes architecturales avec le temple de la rue Jacob38. Enfin, pour la ressemblance, notons l’existence d’un joli oratoire à deux colonnes, visible depuis la rue Boissonade, dans le jardin du monastère de la Visitation, 68, avenue Denfert-Rochereau à Paris. Ce petit temple à deux colonnes en bois peint est situé au bout d’une allée protégée par deux rangées d’arbres. Les différences de taille, de matériaux et de décoration permettent, nous semble-t-il, d’affirmer que le temple de l’Amitié n’est pas un oratoire.

À gauche, carte postale du temple de l’Amitié à Betz. À droite, oratoire du monastère de la visitation à Paris. Cliché Baptiste Essevaz-Roulet.











15Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié, copie du règlement de copropriété du 20, rue Jacob.

16Herbet R. Lottman, « In search of Miss Barney », New York Times, 28 septembre 1969.

17BHVP, Eugène Atget, 1910.

18Expertise du monument, Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié, 1972.

19Le temple de l’Amitié est qualifié de toscan dans l’article de V. Nourry, "Un temple d’Amitié et un puits qui parle sur la Montagne Saint-Geneviève", Bullet. Mont. Ste Gen., t VII, 1920-38, p. 93-98. Un traité comme celui de Pierre Esquié (1853-1933), bien que postérieur à la construction du temple, montre la ressemblance de l’édicule dédié à l’amitié et du modèle proposé pour un temple d’ordre toscan, Traité élémentaire d’architecture…, Massin, Paris, s.d., planches VII, VIII et IX.

20Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié.

21Le garde-corps avec un dessin à base de croix visible aujourd’hui date de la campagne de réfection entreprise en 1973.

22Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié, Lettre du 17 décembre 1971 à Gaston Palewski, Président du Conseil Constitutionnel.

23BHVP, Pottier, 1913.

24Commission du Vieux Paris, Casier Archéologique, VIe 67.

25Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié. Lettre du 17 décembre 1971 à Gaston Palewski, Président du Conseil Constitutionnel.

26Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié.

27Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié.

28L’utilisation de faïence dans le manteau de la cheminée actuelle indique qu’elle a été remaniée. Son existence est pour autant confirmée dès l’origine par la présence dans le temple de chenets, selon l’inventaire après décès de Mme Delamarche en 1847, op. cit.

29Des placards accessibles par une porte basse sont ménagés dans les deux niches situées de part et d’autre de la cheminée.

30D’après des clichés datant de la première moitié du XXe siècle conservés à la Commission du Vieux Paris (C.V.P., Casier Archéologique, VIe 67).

31Dans le récit des promenades de Bertrand Barère dans le parc de Betz, l’amitié n’est ni l’amie du faste ni des richesses (Polia, revue de l’art des jardins, n°6, automne 2006, p. 89 à 130).

32Michel Baridon, Les jardins : paysagistes, jardiniers, poètes, Paris, 1998.

33Voir notamment Jean-Charles Krafft, Plans des plus beaux jardins pittoresques de France, d'Angleterre et d'Allemagne et des édifices, monuments, fabriques qui concourent à leur embellissement dans tous les genres d'architecture, tels que chinois, égyptien, anglais, arabe, mauresque, Paris, de Levrault et de C. Pougens, 1809-1810, 2 vol. in-fol.

34On théorise même le cadre dans lequel les fabriques doivent s’inscrire. Ainsi, « un temple à l’amitié se trouve naturellement au milieu d’arbustes gais, d’une verdure douce et moins brillante que [pour les temples à l’amour] (…) » in Tessier et Thouin, Encyclopédie méthodique - Agriculture, t. 4, 1796, p. 372.

35Ibid., troisième cahier, planche 22.

36Ibid.

37Baptiste Essevaz-Roulet et William Pesson, « le temple "à l’amitié", rue Jacob à Paris – mythes et réalités », Chroniques d’Histoire Maçonnique, n°62, années 2008, p. 4-25.

38M. Tesson, Rapport sur une maison située au 4, rue de l’Essai, P.V. Commission Vieux Paris, 1905, p.26-27 et V. Nourry, op.cit.

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Histoire du temple

La littérature est peu diserte sur l’histoire du temple. Seuls deux auteurs ont, semble-t-il, procédé à des recherches, mais aucun ne cite ses sources. Guy Mélicourt, architecte des Monuments Historiques, a entamé en 1975 des recherches peu fructueuses : « Malgré des recherches iconographiques, littéraires, notariales et cadastrales approfondies, sa véritable origine comme la date de son édification ne peuvent être déterminées avec exactitude »39. Il estime que la date de construction du temple est comprise entre 1810 et 1820, mais ses explications sont confuses. Pierre Champion, quant à lui, pense que le petit temple aux colonnes doriques date du premier empire ou de la restauration40. Peut-on préciser ces fourchettes de dates ? Pour ce faire, il nous faut reconstituer l’histoire de la parcelle.


Le temple sous la neige au début du XXe siècle. Collection privée Berthe Cleyrergue.

Histoire du terrain

Pour expliquer l’étrange forme de la parcelle avec ce retour étroit au fond duquel le temple est bâti, il faut remonter au XVIe siècle41. L’étroite langue de terre se trouve sur le « petit Pré-aux-Clercs », propriété de l’Université de Paris et célèbre dans l’histoire médiévale. Elle est située à la limite des terres appartenant à l’abbaye Saint-Germain-des-Prés. Les deux « seigneuries » se lancent simultanément en 1540 dans un programme de lotissement de leurs terres qu’ils louent avec obligation de bâtir. Le petit Pré étant isolé et non borné, les moines font construire tout azimut, mordant sans vergogne sur les terres de l’Université. Cette attitude provoque la fureur des étudiants, les Clercs, qui « s’avisèrent de démolir quelques maisons, tant de celles qui estoient déjà basties que de celles qu’on bastissoient & même mirent le feu à quelques unes »42. Cette ambiance de guérilla urbaine empêche le propriétaire de la parcelle qui correspond à l’actuel 20, rue Jacob de bâtir, « pour la crainte qu’il a eu de l’incursion des Escholiers telle qu’elle a été par cy-devant et que son logis et édifice ne fust ruiné comme les autres ont ésté »43. Pour apaiser les esprits, il finit en 1554 par céder un bout de son jardin situé en « zone contestée » à un notable de la partie adverse, propriétaire de l’actuel 34, rue de Seine, afin qu’il puisse agrandir son jardin. Cette portion de terrain « étoit une de celles sur laquelle on n’avoit pas construit à cause que l’on apréhendoit les désordres et insultes des Escholiers »44. Ainsi déclarée inconstructible, la langue de terre sur laquelle est aujourd’hui le temple de l’Amitié et les autres environnantes sont préservées, ce qui explique en partie pourquoi de vastes jardins existent encore au centre du pâté de maisons situé entre les rues Jacob et Visconti.

Jusqu’en 1769, le jardin dans lequel le temple de l’Amitié se trouve aujourd’hui dépend donc du 34, rue de Seine (voir schémas ci-dessous). Cette parcelle de la rue de Seine, toute en longueur, est composée d’un bâtiment sur rue, cour, et un autre bâtiment face au terrain alors utilisé comme manège à chevaux avec écuries et hangar45, le tout, propriété de Jean-Baptiste Elie Camus de Pontcarré46. Sans doute pour régler des dettes, il décide en 1769 de vendre séparément son terrain, tout en gardant la maison47. Pour permettre l’accès au terrain, la vente est associée à la création d’un passage de servitude sous le bâtiment. Cette situation, fort inconfortable, causera de nombreux conflits entre les usagers du terrain et le propriétaire du bâtiment.


À gauche, forme de la parcelle du 34, rue de Seine jusqu’en 1804. À droite, forme de la parcelle du 20, rue Jacob à partir de 1804. La position actuelle du temple est soulignée en rouge pour plus de clarté. Schémas Baptiste Essevaz-Roulet.

À cette époque, le 20, rue Jacob n’est alors qu’une modeste parcelle composée d’un immeuble sur rue avec porte cochère donnant accès à une cour, une aile en retour à gauche avec au fond un petit bâtiment d’un étage mansardé et combles, avec écuries en rez-de-chaussée48. Le propriétaire depuis 1762, est le notaire Guillaume Angot (notez bien ce nom ou cliquez ici pour savoir pourquoi). La maison est vendue par adjudication le 16 juin 1790 pour 60 050 livres de prix principal à un jeune couple49. Il s’agit de Nicolas Simon Delamarche (parfois orthographié « de Lamarche » ou « de la Marche » avant 1789) et de Marie-Louise Doucet.

Quelques années plus tard, en 1799, sans doute encouragée par le couple Delamarche, la cousine germaine de Marie-Louise Doucet acquiert la maison du 34, rue de Seine50. Il s’agit de Marie-Suzanne Doucet de Suriny (parfois orthographié Surigny), veuve d’Etienne Cyprien Renouard de Bussière. En 1804, Nicolas Simon Delamarche et la veuve Bussière s’associent pour racheter ensemble le jardin et se le partager : la servitude de passage est rendue au 34, rue de Seine, et le jardin est associé au 20, rue Jacob51. Ce n’est donc qu’en 1804 que la parcelle du 20, rue Jacob acquiert sa configuration actuelle.

Le bâtiment sur rue du 20, rue Jacob est alors baillé à des locataires et le couple Delamarche occupe la partie sur cour52 avec accès au terrain qu’ils transforment en jardin d’agrément, comme l’atteste la présence d’un jardinier parmi leur personnel53. Nicolas Simon Delamarche décède en 1813, sa veuve continue à résider dans leur propriété jusqu’à sa mort en 1847.

Après les Delamarche…

Les Maupéou, parents éloignés de Nicolas Simon Delamarche, héritent en 1847 de la propriété. Empêtrés dans de complexes histoires de succession, les héritiers la cèdent dès 1850 par adjudication à la famille Journault qui en reste propriétaire jusqu’en 1922. Très curieusement, plus de la moitié des actes notariés conservés aux Archives nationales en relation avec la famille Journault et le 20, rue Jacob est en déficit. Des actes essentiels manquent ainsi pour retracer l’historique des transactions (héritage, testament, inventaire après décès) et trouver des traces du temple et de la destination qui lui est réservée dans cette période. En 1922, la parcelle est acquise par l’entreprise Bernheim Frères et Fils pour spéculer sur la valeur du terrain en vue du prolongement, jamais réalisé, de la rue de Rennes54. La parcelle est revendue en 1942 aux éditions Gautier-Langeron55 qui la cèdent en lots de copropriété en 1966.

Datation du temple

À notre connaissance, il n’existe aucun document d’archive qui soit en lien direct avec la construction du temple. On ne peut que tenter d’encadrer l’époque de sa réalisation en examinant les archives les plus fiables, à savoir les documents administratifs et notariaux.

Le monument apparaît pour la première fois au début du XIXe siècle sur le relevé non daté du cadastre impérial par feuille d’immeuble. Il est représenté avec des contours redressés et un plan intérieur simplifié. L’historien et archiviste Ernest Coyecque, dans une étude réalisée au moment du versement de ce fonds aux Archives nationales en 1908, date du 1er août 1821 au 20 août 1822 la réalisation des fiches de la section Unité dont dépendait la rue Jacob56. Le temple de l’Amitié a donc été construit au plus tard en 1822.


Relevé du cadastre impérial par feuille d’immeuble vers 1822 pour le 20, rue Jacob15 : le temple (en haut à gauche) apparaît pour la première fois. La géométrie du site n'est pas tout à fait exacte. Reproduction Baptiste Essevaz-Roulet.

Par ailleurs, l’acte de vente du terrain à Delamarche et à la veuve Bussière en 1804 contient un plan sur lequel ne figure pas le petit monument qui n’apparaît pas non plus dans la description de la propriété. Le temple de l’Amitié a ainsi été bâti entre 1804 et 1822. Le décès de Nicolas Simon Delamarche en 1813 est le seul événement qui aurait pu donner lieu à une description de la parcelle entre ces dates, mais son testament ne fait allusion ni aux bâtiments ni au temple. Il n’est pas fait d’inventaire après son décès57 et aucun document n’a à ce jour pu restreindre l’intervalle 1804-1822 de manière certaine. Le temple de l’Amitié a été donc été bâti par le couple Delamarche, nous reviendrons plus loin sur leurs probables motivations (voir directement la section concernée).

L’architecte du monument, s’il y en a eu un, n’a pas été identifié. Dans son testament, Nicolas Simon Delamarche demande à « Mr Gisors (…) de continuer (…) ses soins et ses conseils pour nos maisons ». Il peut s’agir de Jacques-Pierre Gisors (1755-1828) ou de Guy Alexandre Jean-Baptiste de Gisors (1762-1835), tous deux architectes. L’un d’eux peut être l’auteur du temple.


Relevé des inscriptions de la façade du temple de l'Amitié58. Cliché Baptiste Essevaz-Roulet.





39Guy Mélicourt, Vieilles Maisons Françaises, n°66, octobre 1975.

40Pierre Champion, op. cit., p. 388.

41Les éléments présentés dans ce paragraphe ont été aimablement communiqués par Christian Chevalier.

42Du Boullay, Mémoire instructif touchant la Seigneurie du Pré-aux-Clercs, appartenante à l’Université de Paris, 1665, requête d’Ambroise Amy pour la défense de Nicolas Beaujouan en 1554.

43Ibid.

44Ibid.

45AN, Min centr., LXV, 363, (15 avril 1769).

46Jean-Baptiste Elie Camus de Pontcarré, seigneur de Viarmes, Belloy et autres lieux est conseiller d’État, ancien prévôt des marchands de la ville de Paris.

47Le jardin est acheté par Claude Marie Pie Horque de Cerville (AN, Min centr., LXV, 363, (15 avril 1769)).

48Acte de vente du 20, rue Jacob à Angot (AN, Min centr., XLII, 479 (24 avril 1762)).

49AN, Min centr., XLII, 653 (26 février 1791).

50Le vendeur est Jacques Dumoulin qui a racheté la maison aux descendants de Camus de Pontcarré en 1782.

51Acquisition du terrain, acte avec plan passé devant Ballet, notaire à Paris, le 21 Pluviôse an 12. Archives privées.

52Inventaire après décès de Marie-Louise Doucet veuve Delamarche, op. cit.

53Testament olographe de Nicolas Simon Delamarche daté du 11 mai 1812 (AN, Min centr., LXV, 636 (3 mars 1813)).

54Le terrain devait border la section prolongée de la rue de Rennes avec laquelle il devait former encoignure avec la rue Jacob. Pour la même raison, la société Bernheim avait acquis le 7-9, rue Visconti en 1919 (AD de Paris, VO20 132).

55AD de Paris, D1P4 1439, Vente aux éditions Gautier-Langeron SARL le 6 juillet 1942.

56Ernest Coyecque, Bull.Soc. Hist. Paris et Ile de France, 1908, pp 238-280.

57D’après un acte de notoriété relatif au décès de Nicolas Simon Delamarche (AN, Min centr., LXV, 636 (29 mars 1813)).

58Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié.

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Franc-maçonnerie et autres légendes

La méconnaissance des origines du temple a sans doute constitué un terreau fertile à l’émergence de légendes.

Le temple de l’Amitié a tout d’abord été longtemps associé à la passion d’Adrienne Lecouvreur (1692-1730), la célèbre tragédienne de la Comédie-Française, pour le Maréchal de Saxe (1696-1750). D’après la tradition, encore véhiculée de nos jours par certains habitants du quartier Saint-Germain-des-Prés, celui-ci aurait fait élever le temple pour sa maîtresse. La légende est ancienne puisque Lefeuve l’explique dès 1863 : « Le 12 [rue Jacob] s'appelle hôtel de Saxe, à cause du maréchal de Saxe, qui, dit-on, y a résidé ; en tout cas, ce grand capitaine a été au 20 de la même rue, où il logeait, pour ainsi dire, avec Adrienne Lecouvreur car presque tout le côté gauche de la rue des Marais [actuelle rue Visconti], que la tragédienne habitait, se reliait au côté droit de la rue du Colombier [ancien nom de la rue Jacob]. »59

Son explication est basée sur des on-dit et des erreurs, mais Lefeuve n’a jamais été célébré pour son exactitude. Ses ouvrages étaient en revanche très bien diffusés, ce qui peut expliquer la longévité de cette légende. Elle est notamment colportée dans de nombreuses éditions du guide de Paris du Marquis de Rochegude60 puis finalement démentie à partir des années 1930, entre autres par Pierre Champion qui la qualifie de légende « peu acceptable »61. L'époque à laquelle a vécu la célèbre actrice n'est, en effet, pas compatible avec la datation, même approximative du temple. D'autre part, il est plus fort peu probable que le Maréchal de Saxe ait voulu édifier un monument à Adrienne, car si elle était passionnément amoureuse, lui était volage et plutôt indifférent à sa maîtresse… Cependant, ce sont bien les bustes d'Adrienne Lecouvreur et du Maréchal de Saxe qui ont trôné longtemps dans les niches du temple62 et c'est aussi le buste de l'actrice que l'on retrouve en haut de la façade du petit pavillon63. Ils ont, semble-t-il, été ajoutés sur la foi de cette tradition par Natalie Clifford Barney et auraient été retirés à son décès.


Le temple de l’Amitié, décor romantique de « Fleur d’Âme », un récit un peu mièvre, dont l’auteur n’a pas été identifié. La légende de l’image dit : « Nous restâmes ainsi pendant de longues minutes à contempler le modeste édifice. Il devenait très cher à notre coeur ému ».

La littérature historique recèle encore d’autres légendes. D’après le père Brichard, le complice de Pierre Champion, dans Mon Vieux Quartier, le temple de l’Amitié renfermerait un tombeau, peut-être justement celui d’Adrienne Lecouvreur64. D’après Demombynes, il existerait « une légende de souterrain dont on ne sait pas bien préciser la direction, parce que, dit-on, l’entrée est depuis longtemps condamnée »65. Dans le même registre, certaines sources racontent que les Allemands pendant l’Occupation ont découvert que le puits dans le jardin donnait accès à une cave et un souterrain qui passait sous la Seine et débouchait au Louvre66

Le mystère du pilier et de la cave

Le plancher rayonnant du salon intérieur est soutenu en son centre par un pilier de maçonnerie visible dans la cave. Ce pilier semble surdimensionné dans la mesure où il ne maintient que le plancher de bois de la pièce du temple. Pourquoi l’architecte n’a-t-il pas choisi de faire reposer le plancher sur des poutres traditionnelles ? Il est possible que l’énorme pilier ait été destiné à supporter le poids d’un élément décoratif, telle une statue, placé au centre du salon. C’est d’autant plus probable que d’autres temples de l’Amitié abritent encore aujourd’hui une statue en leur centre. L’éclairage par l’oculus zénithal devait produire un bel effet. De plus, la largeur du pilier est justifiée par la nécessité de supporter les 24 solives de manière contigüe sans encombrement.


Le pilier vu depuis le rez-de-chaussée à l’occasion de la dépose du parquet au printemps 197167. Reproduction Baptiste Essevaz-Roulet.

Cette explication ne justifie néanmoins pas l’existence même de la cave. Elle n’apparaît pas comme indispensable, sauf peut-être pour isoler le bâtiment de l’humidité du sol, et est rendue très peu praticable par le pilier central. Bien sûr, certains pourront y voir l’entrée condamnée du souterrain ou du tombeau, selon la légende…



Un temple franc-maçon ?

Le caractère franc-maçon du temple de l’amitié est la légende la plus tenace et la plus répandue. La forme du temple avec ses quatre colonnes et son fronton est, il est vrai, compatible avec l’iconographie des jetons, médailles et autres regalia de certaines loges maçonniques du début du XIXe siècle68.


Exemples de jetons de loges maçonniques utilisant une représentation de temple compatible avec le temple de l’Amitié de la rue Jacob69.

Le plan local d’urbanisme de Paris de 2001 décrit le temple comme « appartenant à une loge maçonnique » sans plus de détail70. Un document de 1972 conservé dans le casier archéologique de la Commission du Vieux Paris évoque quant à lui une « étoile maçonnique » au centre du parquet et associe la dédicace « à l’amitié » avec les loges « les Amis réunis » ou « l’Amitié et l’Épreuve »71.

L’agence de documentation photographique Roger-Viollet possède plusieurs clichés du temple de l’Amitié. La notice explicative de l’un d’entre eux qualifie le temple de « maçonnique » en interprétant la coupole du temple à vingt quatre rayons et l’étoile au centre du parquet72. Toujours d’après cette notice, le temple aurait abrité les travaux de la loge « Les Amis Réunis » à laquelle auraient appartenu des hommes éminents de la Révolution comme Robespierre ou Talleyrand. Interrogée sur ces mentions, l’agence explique que les textes descriptifs de ses images sont rédigés à partir de sources faisant autorité. Nous n’avons pas pu identifier les sources sur lesquelles Roger-Viollet s’est appuyée. Toujours est-il qu’en référence aux notices du fonds iconographique Roger-Viollet, plusieurs ouvrages récents associent, sans le motiver, le temple de l’Amitié à la franc-maçonnerie73.


Fronton du temple de l’Amitié74. Reproduction Baptiste Essevaz-Roulet.

Dans ce contexte ésotérique, les inscriptions présentes dans la décoration du temple, notamment les trois lettres DLV, ont fait l’objet de nombreuses spéculations. Dès 1904, un certain Pietro s’interroge dans une publication scientifique sur la signification des lettres75. Selon les sources, DLV pourrait être l’acronyme d’une expression, comme « Dieu Le Veut » ou « Deus Lo Vult » en bas latin76 ou encore en latin « la Lumière de Dieu Vainc »77. Ce pourrait aussi le nombre cinq cent cinquante cinq (555) exprimé en chiffres romains78. En cela, il correspondrait à une double référence symbolique aux chiffres 3 et 5 ou désignerait l’année 155579.

Dans Behind Straight Curtains, Katarina Bonnevier80 procède à une analyse spéculative du monument, considérant qu’il est « chargé de symboles géométriques ». Par exemple, la pièce intérieure faisant 4 m de diamètre, sa surface est de 12,56 m² et sa circonférence 12,56 m. Cette propriété remarquable a, d’après l’auteur, une signification divine pour une société secrète comme les Francs-Maçons. Pour elle, le style classique du temple renvoie à l’architecture grecque comme le symbole du retour aux origines. Le temple pourrait alors être un élément d’un chemin initiatique qu’emprunteraient les candidats, traversant plusieurs séquences symboliques.

La réputation sulfureuse du temple fascine simples curieux et amateurs d’ésotérisme. Dans la veine de Dan Brown et son Da Vinci Code, nous avons découvert que le temple de l’Amitié se trouve à égale distance, exactement 500 m, à la fois du gnomon de l’église Saint-Sulpice et de la Joconde au Louvre. Il ne nous a pas échappé que chacun de ces lieux est associé à l’architecte Visconti (1791 - 1853) qui a réalisé la fontaine de la place Saint-Sulpice, a conçu le nouveau Louvre (une cour à proximité de la Joconde porte son nom), et enfin, à qui la rue la plus proche du temple a été dédiée. Coïncidences ou message secret ? Sous la plume de Martin Langfield dans The Secret Fire (2009), le sous-sol du temple de l’Amitié devient aussi le lieu de rendez-vous secret des cercles ésotériques durant la Seconde Guerre Mondiale, et un accès aux Catacombes82.

Mais revenons aux faits. L’association entre le temple de l’Amitié et la Franc-maçonnerie n’a en effet jamais été ni véritablement démontrée ni démentie. Que pouvons-nous dire des éléments présentés ci-dessus ? Quitte à briser les fantasmes ésotériques du lecteur, aucune de ces propositions ne résiste à l’analyse.


Accès à la cave du temple de l’Amitié81. Reproduction Baptiste Essevaz-Roulet.

L’interprétation des décors du temple ne convainc pas. Du point de vue des symboles, l’étoile à 16 branches n’a jamais été un symbole franc-maçon, pas plus qu’une voûte à 24 rayons. On ne voit au contraire aucun des symboles classiques tels l’équerre et le compas, l’étoile flamboyante, la lettre G, le maillet, etc. L’équivalence entre la circonférence du salon (2Pir) et sa surface (Pir²) lorsque r = 2 est une propriété du nombre 4 qui est à la fois égal à 2×2 et 2². En aucun cas une telle proportion peut passer pour un symbole ésotérique. Nous ne parlons même pas du fait que le rayon du salon n’est pas de 2 m mais 1,90 m.

L’étude des proportions, des rapports et de la géométrie ou encore des règles de composition du temple de l’Amitié ne permet pas plus d’identifier une intention imputable à la tradition maçonnique. Le nombre de marches, celui des colonnes, leur emplacement, le tracé des décors intérieurs ne peuvent pas non plus être le reflet de symboles utilisés par les maçons. Bien sûr, l’aspect du temple est compatible avec l’imagerie maçonnique, mais le dessin de la façade est parfaitement classique, aussi il n’est pas surprenant qu’il soit repris dans certaines traditions. Quoiqu’il en soit, cette similitude seule ne suffit pas à rattacher le petit bâtiment à la franc-maçonnerie. Seule la combinaison de plusieurs symboles pourrait en attester.

Les différentes interprétations des signes DLV ne sont étayées par rien, ni par l’histoire des propriétaires, ni par l’usage connu des symboles. Tant qu’on y est, pourquoi ne pas ajouter à la liste des interprétations « Dimanche Lundi Vendredi » ou « Date Limite de Vente » ? Il est aussi possible que la dédicace à l’amitié soit adressée à une personne ou un groupe de personnes chères au couple Delamarche. Les lettres DLV pourraient aussi former le nom ou la devise d’une loge contemporaine du temple, mais aucune correspondance n’a pu être trouvée avec les loges connues à l’époque84. La dédicace « A l’Amitié » ne paraît pas non plus être directement liée à la franc-maçonnerie. Plusieurs noms de loges parisiennes des XVIIIe et XIXe siècles comprennent le mot « amitié » comme les loges « Les Amis Réunis »85, « la Céleste Amitié » ou encore « l’Amitié », active au moment de la construction du temple86. Les recherches effectuées dans les ouvrages de référence et dans les archives de ces loges, conservées à la Bibliothèque nationale de France, n’ont pas permis d’établir de lien avec le numéro 20 de la rue Jacob ou avec ses occupants. Dans le même esprit, l’appartenance à la franc-maçonnerie de la plupart des révolutionnaires cités par l’agence Roger-Viollet n’est même pas confirmée87.


Le temple de l'Amitié dessiné par André Rouveyre83.

Enfin, la situation du temple à égale distance du Louvre et de Saint-Sulpice est bien sûr une coïncidence qui doit nous rappeler que l’esprit humain aime les associations : on peut en trouver entre n’importe quels thèmes. Seule la vérification par les faits peut donner un vrai sens à certaines correspondances. Dans le cas du temple de l’Amitié, force est de constater qu’il n’y en a pas.

Il demeure une question à examiner : les Delamarche étaient-ils Francs-maçons ? Nous avons consulté les registres des loges maçonniques des XVIIIe et XIXe siècles conservés à la Bibliothèque nationale de France. Or, ceux-ci nous apprennent que Nicolas Simon Delamarche a effectivement appartenu à la loge du « Choix » en 177789, soit au moment où débute sa carrière de Commissaire-priseur. Il est écrit dans les deux tableaux de 1777 : « Nicolas Simon de la Marche, avocat au Parlement, âgé de 28 ans, rue Sainte-Marguerite [rue disparue sous le boulevard Saint-Germain] ». Delamarche a donc été initié à la franc-maçonnerie. Cependant, il n’a pas dû la fréquenter très longtemps car son nom n’apparaît ni dans un autre registre du « Choix », ni dans celui d’une autre loge. En revanche, on ne trouve rien sur sa femme.

Qu’en est-il de leur entourage ? Parmi les soixante-treize témoins du mariage du couple Delamarche en 1782, six au moins ont appartenu à la franc-maçonnerie au XVIIIe siècle90. Son client et ami, le comte de Langeron, fait partie des loges « La Société Olympique » en 1786 et « les Amis Réunis » en 1789. Parmi les intimes de madame Delamarche, son cousin germain, Pierre Raphaël Doucet de Suriny, banquier, est un franc-maçon actif dans la loge « La Céleste Amitié ». Il apparaît dans tous les tableaux de la loge de 1777 à 1781, et occupe toutes les fonctions, y compris Vénérable Maître. Une autre cousine germaine de madame Delamarche est mariée à Charles Louis Bocking, chirurgien major du régiment des gardes suisses, qui apparaît dans la loge « Guillaume Tell » de 1789 à 1791. Cependant, aucun des proches n’est membre d’une même loge et tous ont d’autres liens avec les mariés (parent, ami, relation professionnelle). On peine donc à donner un sens à ces appartenances autre que le simple hasard ou une sensibilité commune. Les amis avec qui le couple se lie après leur mariage n’ont pu être identifiés comme maçons91 et l’inventaire après décès de Marie-Louise Delamarche ne fait apparaître aucun objet ni livre qui évoque spécifiquement la franc-maçonnerie92. Ainsi, malgré leur entourage et l’initiation de Nicolas Simon Delamarche, les concepteurs du temple de l’Amitié ne donnent pas le sentiment d’avoir été des francs-maçons actifs.

En conclusion, il n’existe pas d’élément sérieux permettant d’affirmer que le bâtiment de la rue Jacob a été conçu pour abriter une loge maçonnique. En revanche, étant donné l’initiation de Delamarche et celles de certains membres de son entourage, il est possible que le temple ait été édifié en rapport avec une certaine sensibilité maçonnique.

Aurait-il pu être utilisé comme temple franc-maçon après sa construction ? C’est possible mais les dimensions intérieures du temple de l’Amitié ne permettent pas d’accueillir une large assemblée ce qui ne plaide pas pour cette hypothèse. De plus, il est difficile de rendre compte par les archives disponibles de l’utilisation d’un lieu, qui plus est, lorsqu’elles sont lacunaires comme cela a été dit plus haut. Signalons néanmoins que Léon Journault, fils de Sébastien Journault acquéreur du 20, rue Jacob en 1855, a été initié en 1877 à la loge « les Amis Philanthropes et discrets réunis » à l’Orient de Versailles93 mais, de nouveau, il est difficile d’établir le moindre lien avec le temple de l’Amitié.

L’analyse attentive des références à la franc-maçonnerie semble indiquer que la légende date au plus tôt des années 1960-70. Des indices laissent à penser que ce sont les nouveaux copropriétaires de 1966 qui ont voulu voir dans les symboles du temple une signification ésotérique et qu’ils ont associé fautivement la dédicace du temple à certaines loges uniquement parce qu’elles avaient le mot « amis » dans leur nom94.


Le temple de l'Amitié88.

Comme cela se voit fréquemment dans l’étude de l’histoire95, l’interprétation a reçu un écho inattendu qui s’est ensuite amplifié auprès de tous les amateurs d’occulte.





59Lefeuve, Anciennes maisons de Paris sous Napoléon III, tome III, Paris, 1863, p. 13.

60Marquis de Rochegude, Promenades dans toutes les rues de Paris par arrondissement – VIe arrondissement, Paris, 1910, p. 73.

61Pierre Champion, op. cit, p. 388.

62Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié, lettre du 17 décembre 1971 à Gaston Palewski, Président du Conseil Constitutionnel.

63Entretien avec Christian Chevalier, 2006.

64Pierre Champion, op. cit, p. 388.

65Gabriel Demombynes, « La rue des Marais et la Maison de Racine », Bullet. Soc. Hist. du VIe art. de Paris, Janvier-juin 1914, p 26.

66Voir notamment Meryle Secrest, Between me and Life, New York, 1974, p. 315-316.

67C.V.P., op. cit., cliché Yves Boiret.

68Marc Labouret, Les métaux et la mémoire, Paris, 2007, p. 144, 155, 166, etc.

69Ibid.

70Mairie de Paris, Tome 2, 6e arrondissement, Règlement du Plan Local d’Urbanisme, 2001, p. 24.

71C.V.P., op. cit.

72Collection Roger-Viollet, document « RV 622.648 ». Légende : « Intérieur du temple maçonnique "À l’Amitié" de la loge des "Amis Réunis" dont firent parti Marat, Mirabeau, Robespierre et Talleyrand. Parquet de chêne décoré de l’étoile maçonnique marquée des initiales DLV. Voûte coupole à 24 rayons symbolisant les 24 heures du jour. La pièce était éclairée par une lumière zénithale venant de la voûte par rayons dirigés. Propriété (vers 1924-30) de miss Natalie Clifford Barney. Copyright Harlingue-Viollet ».

73Notamment : Raphaël Aurillac, Le Guide du Paris Maçonnique, Paris, 1998 ; W. Kirk MacNulty, La Franc-Maçonnerie, Symboles Secrets et Significations, Paris, 2006, p. 116-117 ; Collectif, Architectures Maçonniques, Paris, 2006, p. 47. C’est surtout dans l’iconographie de ces publications que le temple de l’Amitié est considéré comme un temple maçonnique. Ces ouvrages récents utilisent souvent les mêmes clichés et montrent la difficulté d’illustrer les études consacrées à la maçonnerie dans les périodes antérieures au milieu du XIXe siècle.

74C.V.P., anonyme, op. cit.

75Question de Pietro, L’intermédiaire des chercheurs et des curieux, vol. 50, 10 décembre 1904, p. 842.

76Par exemple Katarina Bonnevier, Behind Straight Curtains, 2007, p. 131.

77D’après la légende de l’un des clichés du temple conservés dans la collection Roger-Viollet (document « RV 622-650 »).

78Katarina Bonnevier, op.cit.

79Théodore Courtaux, L’intermédiaire des chercheurs et des curieux, vol. 52, 1905, p. 688.

80Ibid.

81Photographie de Charles Lansiaux (détail), 20 août 1917, Commission du Vieux Paris.

82Martin Langfield, The Secret Fire, Londres, 2009. L’histoire alimentant la légende, l’auteur du présent article a contribué au livre pour les éléments liés au temple de l’Amitié.

83Bibliothèque Jacques Doucet, NCB.C 1582.

84Analyse effectuée d’après Marc Labouret, op.cit. et Alain Le Bilhan, op.cit.

85BnF, fm2-44, archives de la loge Les Amis Réunis.

86BnF fm2-46, 47 et 48.

87Alain Le Bilhan, op. cit. ; Gustave Bord, La franc-maçonnerie en France des origines à 1815, 1909, pp.358-362).

88Louis Chéronnet, « Promenade dans les rues de Paris », Art et style, oct. 1946.

89BnF, FM2-59, f°46-47.

90D’après Alain Le Bilhan, op.cit.

91Ibid.

92Inventaire après décès de Marie-Louise Doucet veuve Delamarche, op.cit.

93Henri Thulié, Éloge funèbre de maçons éminents décédés depuis le convent 1891, 1892, p.17.

94D’après CVP, op. cit., lettre datée du 8 avril 1972 de Mme Florian à la Commission du vieux Paris.

95Voir par exemple l’histoire de la dernière demeure de Racine, fautivement associée au 21, rue Visconti (Paris) pendant près de 70 ans, à cause d’une légende persistante.



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La « maison » Delamarche

Si ce n’est pour la franc-maçonnerie, pourquoi, alors, le temple de l’Amitié a-t-il été construit ? Comme, à notre connaissance, il n’existe aucun document indiquant directement les intentions du ou des commanditaires, le cercle des recherches doit être élargi. Pour commencer, examinons la personnalité et « la maisonnée » du couple Delamarche.

Nicolas Simon Delamarche naît en 1749 ou 1750 dans une famille bourgeoise. Son père est Georges Simon Delamarche, marchand bourgeois de Paris, et sa mère, Marie Geneviève Lemoyne97. Il devient avocat au Parlement, Commissaire aux ventes et Huissier Priseur au Châtelet de Paris de 1777 à 1787. Il est ensuite Maître des requêtes de Monsieur le frère du Roi et intendant des affaires de plusieurs familles. Il est aussi le tuteur de Louis Alexandre Andrault, Comte de Langeron, qui s’illustrera lors des guerres napoléoniennes avant de devenir général d’infanterie dans l’armée russe98.


Le temple de l'Amitié peint en 190996.

En 1782, il épouse Marie-Louise Doucet qui a 18 ans. Elle est la fille de Louis Raphaël Doucet, marchand de vins, Bourgeois de Paris et Jeanne Louise Danonville99. Le jeune couple est déjà familier du quartier Saint-Germain-des-Prés puisque Nicolas Simon Delamarche habite rue Sainte-Marguerite puis rue Saint-Benoît et Marie-Louise Doucet chez ses parents, rue de Seine100. Ils s’installent au 20, rue Jacob peu de temps après en avoir fait l’acquisition en 1790 (voir plus haut). Nicolas Simon Delamarche y décède en février 1813 après trois années de souffrances et d’invalidité à l’âge de 63 ans. En 1847, sa veuve meurt à 83 ans, dans la même maison.

Le couple est visiblement soudé. Madame Delamarche est décrite par son mari comme aimante, fidèle et pleine de sollicitude, capable d’être « une amie sûre et indulgente, un guide éclairé ». D’elle, monsieur Delamarche dit : « Ma femme, ma fidèle, ma meilleure, ma seule amie (…). Je luis dois la vie heureuse que j’ai mené depuis trente ans que nous sommes unis »101. Quant à madame Delamarche, 34 ans après être devenue veuve, elle reprend fidèlement, dans son propre testament, les dernières volontés de son mari102.

Par ailleurs, le couple est ouvert et cultivé. Leur bibliothèque de 800 volumes contient des classiques de la littérature, les nouveautés de l’époque et quelques livres d’histoire et de médecine103. Enfin, M. et Mme Delamarche ont mené une vie très aisée mais n’ont pas de descendance.

Du côté des proches du couple, Nicolas Simon Delamarche est bien entouré et a souvent mélangé amitiés et relations professionnelles. N’ayant que peu de famille, il entretient des amitiés fidèles qui s’étendent, pour certaines, sur plusieurs décennies et parfois avec des personnages illustres. Son ami le plus proche semble être François Crottet, juge au tribunal de première instance de Paris et maire de Ville-d’Avray de 1808 à 1811. Celui-ci est en effet témoin au mariage du couple en 1782, loge au 20, rue Jacob à partir de 1804, et cosigne en 1813 l’acte de notoriété relatif au décès de Nicolas Simon Delamarche, soit au bas mot, une relation de 30 ans. Mme Crottet était aussi amie avec Mme Delamarche. Le notaire Ballet, devant qui Delamarche passe tant pour ses actes personnels que professionnels, est considéré par lui comme « son plus vieil ami »104. Les registres de l’étude du notaire contiennent en effet la trace de dizaines d’actes passés pour Delamarche pendant presque toute la période de son exercice (1780-1807). Enfin, plusieurs de ses clients sont devenus ses amis ou sont considérés comme tel par Delamarche. Il lègue notamment une bague et un saphir à Jean-Nicolas Corvisart, qui fut le médecin personnel de Napoléon, tout en s’excusant des dérangements occasionnés par sa maladie105 et les frères Erard, fondateurs d’une fabrique célèbre d’instruments de musique, lui constituent en 1808 une rente viagère106.

Ces amis prouvent leur attachement à Nicolas Simon Delamarche lorsqu’il tombe malade vers 1810, en lui rendant visite régulièrement et en le soutenant moralement. Lorsqu’il écrit son testament, un an avant son décès, c’est une déchirante lettre d’adieu qu’il rédige. Il y remercie ses amis et leur demande à plusieurs reprises de conserver et d’entretenir son souvenir107.

Un ami semble compter plus particulièrement : il s’agit du marquis de la Vaupalière. Avant de devenir un ami, la Vaupalière est un client. À partir de 1789, Delamarche administre en effet ses comptes et devient son fondé de procuration. C’est probablement son pupille, le comte de Langeron, qui les a présentés, le comte ayant en effet épousé en 1784 la fille du marquis, Marie-Diane de la Vaupalière.

L’homme, qui, on va le découvrir, est un personnage clé de notre histoire, n’est pas tout à fait un inconnu. Pierre Charles Etienne Maignard, marquis de la Vaupalière est un personnage noble, riche, généreux et influent108. Il est intime de Talleyrand, « un homme du monde aimable et doux à vivre (…), parfaitement bon »109. Il laisse son nom à l’hôtel de la Vaupalière, rue du Faubourg-Saint-Honoré, qu’il loue à son concepteur, l’architecte Louis-Marie Colignon.

Par un hasard extraordinaire, un dossier contenant des papiers personnels de la Vaupalière nous est parvenu dans des conditions rocambolesques… Ce dossier avait été laissé par le marquis dans le tiroir fermé à clé d’un secrétaire saisi chez lui à la Révolution lorsqu’il émigre. Bien plus tard, vers 1807, lorsque le meuble est attribué au ministère de l’Intérieur, le dossier est retrouvé et déposé aux Archives nationales111. Il contient notamment des feuilles de comptes signées par Nicolas Simon Delamarche, quelques poèmes et de nombreuses reconnaissances de dettes.


Feuille explicative insérée dans le dossier de la Vaupalière110. Reproduction Baptiste Essevaz-Roulet.

Grâce à l’examen des pièces, nous découvrons que le notaire Angot fait partie des débiteurs du marquis. Dans un acte notarié daté d’avril 1789, la Vaupalière lui prête 78 753 livres et le débiteur met en gage, une maison de campagne, une ferme et… sa maison du 20, rue Jacob (voir la section consacrée à l’histoire de la propriété). Guillaume Angot ne parvenant pas à rembourser, le marquis demande qu’il soit procédé à la vente de ses biens par adjudication. Lorsque la vente a lieu, en juin 1790, c’est comme par hasard Nicolas Simon Delamarche, l’ami de la Vaupalière, qui acquiert la maison112.

Cette complicité est révélatrice de la relation que les deux hommes semblent nouer, plus étroite qu’une simple relation professionnelle. Nicolas Simon Delamarche voue à la Vaupalière une profonde admiration teintée de reconnaissance. Dans son testament, Delamarche en parle comme de son « respectable ami » qu’il « aime et révère de toute [son] âme » et qui a « beaucoup ajouté au bonheur et au charme de [sa] vie »113. Il possède chez lui un buste du marquis et La Vaupalière, de son côté, a introduit Delamarche dans des sociétés choisies et se rend presque tous les jours à son chevet pendant les trois années qu’a duré sa maladie. Chacun mentionne l’autre dans son testament. La Vaupalière, dans le sien rédigé après la mort de son ami, lègue à Mme Delamarche deux portraits de Mme et M. de Langeron, sa fille et son beau-fils114. Les deux hommes sont donc liés par une amitié solide et durable d’au moins 20 ans.

C’est de nouveau une pièce du dossier longtemps conservé dans le secrétaire qui éclaire brusquement l’histoire du temple de l’Amitié. Dans un bilan comptable, Delamarche écrit : « Etat du numéraire acheté pour Monsieur le mqs [pour marquis] D.L.V. depuis le mois de 9bre [pour novembre] 1790. »115, désignant ainsi son ami Pierre Charles Etienne de la Vaupalière par les mêmes initiales que celles qui ornent le temple.


Dans un bilan comptable, Delamarche écrit : « Etat du numéraire acheté pour Monsieur le mqs [pour marquis] D.L.V. depuis le mois de 9bre [pour novembre] 1790. ». Cliché Baptiste Essevaz-Roulet (c’est nous qui soulignons le D.L.V. dans l’image).

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Conclusion de la première partie

Débarrassée de ses légendes ésotériques, l’histoire du temple nous apparaît plus clairement. Nicolas Simon Delamarche fait la connaissance du marquis de la Vaupalière entre 1784 et 1789 par l’intermédiaire du beau-fils de ce dernier. Le marquis ayant provoqué la vente par adjudication du 20, rue Jacob, il s’arrange pour que son ami Delamarche, ancien Commissaire-priseur, en devienne acquéreur. Après avoir ajouté le jardin à sa propriété en 1804, Nicolas Simon Delamarche fait élever le temple avant sa mort en 1813. Astucieusement placé dans le recoin le moins exploitable de la parcelle mais bénéficiant de la meilleure perspective, le temple de l’Amitié devient ainsi sa petite « fabrique » (on dit aussi « folie ») que les visiteurs découvrent, presque par surprise, en se promenant dans le jardin. Après une carrière qui l’a enrichi, mais sans éclat, Delamarche satisfait ainsi son désir de postérité et d’élévation sociale exprimé à plusieurs reprises dans son testament. Sans doute inspiré par les valeurs philanthropiques ou maçonniques, il voue son temple à l’amitié et le dédie à son bienfaiteur, le marquis de la Vaupalière, en faisant apposer les chiffres D.L.V. Peut-être y place-t-il le buste du marquis au centre du salon circulaire sous l’éclairage zénithal.

De conception ultra classique, l’édifice n’est pas original à l’époque116. Aussi, il n’est pas surprenant qu’il n’ait pas attiré l’attention des contemporains des Delamarche. Peu de fabriques de jardin ayant subsisté jusqu’à nos jours, la rareté de l’édifice l’a finalement rendu mystérieux et a engendré des légendes.





96Musée Carnavalet, cabinet des arts graphiques.

97Acte de mariage Delamarche-Doucet ; AN, Min centr., XLVI, 484 (21 février 1782).

98Ses mémoires ont été publiées (Mémoires de Langeron, Général d’Infanterie dans l’armée Russe, Paris, 1902).

99Acte de mariage op.cit.

100Ibid.

101Testament de Nicolas Simon Delamarche, op.cit.

102Testament de Marie-Louise Doucet veuve Delamarche du 17 juin 1845, AN, Min centr., L, 1215 (5 octobre 1847).

103Inventaire après décès de Marie-Louise Doucet veuve Delamarche, op.cit.

104Testament de Nicolas Simon Delamarche, op.cit.

105Ibid.

106AN, Min. centr., LXV (1er mars 1808).

107Testament de Nicolas Simon Delamarche, op.cit.

108Il était, en 1789, commandeur de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, Lieutenant Général des armées du Roi, gouverneur pour sa majesté du Maine, du Perche et du Comté de Laval.

109La Duchesse d’Abrantès, Histoire des Salons de Paris, 1838, t. VI, p. 155.

110AN, T 447, dossier La Vaupalière.

111Ibid.

112Le marquis de la Vaupalière est aussi le beau-fils de Jean-Baptiste Elie Camus de Pontcarré, le propriétaire du 34, rue de Seine de 1712 à 1776. Nous ne savons dire aujourd’hui s’il ne s’agit que d’une étonnante coïncidence ou s’il y a un lien, qui reste à découvrir, avec l’histoire du 20, rue Jacob.

113Testament de Nicolas Simon Delamarche, op.cit.

114Testament du marquis de la Vaupalière, AN, Min centr., XLII, 766 (30 janvier 1816).

115Dossier La Vaupalière, op. cit.

116À titre d’exemple, aucune mention du temple n’a été retrouvée chez Honoré de Balzac ou Eugène Delacroix qui pouvaient pratiquement le voir depuis les fenêtres de leur logement. Balzac avait établi son imprimerie et son logement au 17-19, rue Visconti de 1826 à 1828 et Delacroix a habité et travaillé à la même adresse entre 1835 et 1844.

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DEUXIEME PARTIE : Le temple trouve sa vestale

Le temple de l’Amitié tombe dans le silence pendant toute la seconde moitié du XIXe siècle. Comme indiqué dans la partie I, les archives en lien avec le 20, rue Jacob pour cette période sont presqu’inexistantes. En 1908, l’arrivée d’une nouvelle locataire sort le petit monument de l’oubli et transforme 20, rue Jacob en adresse légendaire.

Natalie Clifford Barney est une riche héritière américaine, originale autant par sa fortune que par son mode de vie, son oisiveté assumée et son goût pour la littérature et l'art en général. Très jeune, elle choisit la France pour sa réputation de tolérance et le foisonnement de sa vie intellectuelle. Fréquentant la haute société, elle noue de nombreux contacts avec les artistes et écrivains de l'époque.


Portrait de Natalie Clifford Barney par Romaine Brooks en 1920117. Cliché Baptiste Essevaz-Roulet.

Alors installée à Neuilly, le tempérament mélancolique et désespéré de sa compagne, Renée Vivien, amène Natalie Barney à chercher dans Paris une nouvelle adresse : « Tout en sentant que son désespoir dépassait tout secours humain, je voulus quitter ma maison de Neuilly, afin d'attendre son retour dans un lieu nouveau où ne l'accueillerait aucun mauvais souvenir. J'avais cherché, et finalement trouvé une demeure entre cour et jardin dans la rue Jacob où je devins la vestale d'un petit temple de l'Amitié »118, elle a 32 ans. En avril 1909, elle devient donc pour 6 000 F de loyer mensuel119, la locataire du petit pavillon avec sa véranda, le jardin et le temple de l'Amitié. Renée Vivien meurt quelques semaines plus tard sans avoir jamais connu le 20, rue Jacob.

Se sentant rapidement à l'aise dans « sa maison »120, Natalie Barney y mène une vie d'« ultra païenne »121 qu'elle veut être un chef-d’oeuvre122. La plupart des écrits de Natalie sont centrés sur la description de sa philosophie sur la vie, le sexe et la féminité. Ses pensées sur ces thèmes sont révolutionnaires, précédant de près d'un siècle beaucoup d'idée aujourd'hui qualifiées de progressistes123. Miss Barney rassemble autour d'elle de nombreux intellectuels parmi lesquels Remy de Gourmont qui, avant de la connaître « s'amusait tout seul, et désespérément au jeu des idées »12 et qui lui voua ensuite un long amour platonique124. C'est lui qui lui donne son célèbre surnom : l'Amazone.

Elle organise des garden-parties et des fêtes qui se déroulent dans ses jardins arborés. Sensible aux atmosphères, elle est capable de mises en scène ajoutant de la magie au charme des lieux, comme lorsqu'elle fit pleuvoir du haut de la verrière des pétales de rose sur les invités lors d'un dîner persan125. Elle organise avec Remy de Gourmont126 en juin 1911 un Bal Paré qui marquera les esprits127.


Natalie Clifford Barney devant le temple de l'Amitié.






117Musée Carnavalet, Romaine Brooks (1874-1970), Natalie Clifford Barney ou l'Amazone (1876-1972), 1920.

118Natalie Clifford Barney, Souvenirs Indiscrets, 1960.

119AD de Paris, VO20 115. 120Natalie Clifford Barney, Souvenirs Indiscrets, 1960.

121Journal de l'Abbé Mugnier (1879-1939), 1985.

122Natalie Clifford Barney, Souvenirs Indiscrets, 1960.

123Suzanne Rodriguez, Wild heart, a life, 2002, New-York.

124Voir le site qui lui est consacré : www.remydegourmont.org.

125Jean Chalon, Natalie Barney, Connaissance des Arts, novembre 1965.

126Remy de Gourmont, Je sors d'un bal paré, Les Amis d'Edouard n° 6, février 1912.

127Natalie Clifford Barney, Souvenirs Indiscrets, 1960.

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Un salon littéraire de renommée internationale
La rue Jacob devient le point de mire des intellectuels lorsque Natalie Barney lance dès octobre 1909 ses « Vendredis », un salon essentiellement littéraire128. C'est un lieu de rencontre et d'échange à vocation internationale qu’Hemingway et Joyce fréquentent. On y lit des textes (Paul Valéry y donne lecture, en première audition, du « Cimetière marin »129) et des poèmes, Natalie lisant parfois ses propres traductions en français130. Malgré la teinte littéraire du salon, les Vendredis n'étaient pas réservés qu'à des lectures. Le compositeur George Antheil y joue pour la première fois son « First String Quartet »131.


Colette, déguisée en faune132. Reproduction Baptiste Essevaz-Roulet.

Colette, qui fut une amie de l'Amazone, participe à plusieurs reprises au salon littéraire. Colette avait habité rue Jacob de 1893 à 1896,
au troisième étage du numéro 28, et parle ainsi du lieu : « Le seul danger que j'aie couru rue Jacob était l'attrait de l'ombre, les brèves échappées d'air libre, quelques rafales de grêle printanières se ruant par la fenêtre ouverte, l'odeur vague des lilas invisibles venue du jardin voisin. Ce jardin, je n'en pouvais entrevoir, en me penchant très fort sur l'appui de la fenêtre, que la pointe d'un arbre. J'ignorais que ce repaire de feuilles agitées marquait la demeure préférée de Remy de Gourmont et le jardin de son "amazone". Beaucoup plus tard, je franchis la palissade du jardin, je visitai le petit temple qu'éleva "à l'amitié" Adrienne Lecouvreur. Garé du soleil, ce jardin ne veut, encore aujourd'hui, nourrir qu'un lierre de tombeau, des arbres âgés et grêles et ces plantes aqueuses qui croissent en couronne à l'intérieur des puits. »133

Quelques années plus tard, Colette, déguisée en faune, mime dans le jardin de la rue Jacob le poème Le Faune que Renée Vivien lui avait dédié134, dansant ensuite devant le temple de l'Amitié135, accompagnée par la célèbre claveciniste Wanda Landowska136. L'abbé Mugnier rapporte d'ailleurs que Colette a été vue « courant presque nue dans le jardin »137, sans que l'on sache si c'est à cette occasion. C'est aussi dans le salon, entre cour et jardin, que Colette offre la primeur de sa pièce, La Vagabonde138 à son amie Miss Barney. Proust, bien qu’ayant une « curiosité nostalgique » pour le « temple de l’Amour » comme il le nomme par erreur, n’y viendra qu’une fois139.

Le temple disparaît sous la rue de Rennes prolongée

Tout comme une bonne partie des immeubles de la rue Visconti et de la rue Jacob, le temple a bien failli disparaître au début du XXe siècle avec le projet de prolongement de la rue de Rennes (voir le site consacré à l'histoire de la rue de Rennes). De manière remarquable, le tracé prévu passait exactement sur le temple.


Tracé de la rue de Rennes prolongée passant par dessus le temple140.
Cliché et schéma Baptiste Essevaz-Roulet.

En 1919, le 20, rue Jacob est propriété des consorts Journault et fait l'objet d'une promesse de vente au profit des sociétés Arbelot et Bernheim Frères et Fils, concessionnaires du projet de la rue de Rennes prolongée. Ils sont très intéressés par l'acquisition des lots voisins qui leur permettraient de créer un immeuble d'angle qu’ils pensaient plus facile de valoriser ensuite141. Malheureusement pour eux, le projet ne vit jamais le jour.


Dans Paris Was Our Mistress, Samuel Putnam écrit : « Le seul salon dans tout Paris, peut-être même au monde, dans le sens XIXe siècle du terme, était celui que tenait Natalie Barney rue Jacob… »143. Ernest Hemingway, qui y vint quelques fois, l'évoque ainsi : « Miss Barney (...) tenait salon chez elle, à dates fixes. Elle avait aussi un petit temple grec dans son jardin. Bien des américaines et des françaises suffisamment fortunées avaient leurs salons, et j'ai réalisé très vite que c'étaient des endroits à éviter soigneusement, mais Miss Barney, je crois, était la seule qui avait un petit temple grec dans son jardin »144.

Pour Natalie Barney, le temple de l’Amitié n’est pas un simple décor ni une amusante curiosité. C’est un élément symbolique de premier plan, à la fois pour sa demeure et son salon. La dédicace à l’amitié résonne avec les valeurs de l’Amazone : « l’amitié pour miss Barney comptait beaucoup, autant que les huit doigts de la main »145 dira Berthe Cleyrergue, sa gouvernante pendant 50 ans, ajoutant « Combien de fois je l’ai entendue dire que ses amis appréciaient son amitié peut-être à cause du temple »146.

« J'aime aussi la plaisante carte de son salon signée André Rouveyre, où la table à thé émerge comme un archipel. Parmi les noms de la foule des invités, une ligne sinueuse comme la fantaisie de Miss Barney, se dégage et monte vers le petit temple de l'Amitié »142. Ce dessin figure au dos d’une lettre de Natalie Barney adressée le 10 mai 1930 au docteur Mardrus. Original : collection particulière ; reproduction : frontispice des Aventures de l’Esprit, Natalie Clifford Barney, Paris, 1929, cliché Joanne Winning.

Le temple, tel que représenté sur un dessin de la main d’André Rouveyre au dos d’une lettre de Natalie Barney, est un repère spatial dans son univers, une sorte de but ultime à atteindre après avoir traversé en maints méandres la foule d’intellectuels qu’elle avait rassemblé autour d’elle, analyse Joanne Winning147. Natalie Barney elle-même se félicitait de son existence : « Mon deuxième jardin a su garder son temple à l'Amitié, sans fenêtres, aux portes mi-closes, refuge d'un solitaire invisible ou disparu »148.


Carte postale représentant le temple de l’Amitié adressée par Natalie Barney à la célèbre claveciniste Wanda Landowska en février 1913149. Cliché Dr Martin Elste.

Du point de vue pratique, Natalie Barney se sert du temple comme d'un atelier de peinture150 puis le décore, non pour le salon qui se tient le plus souvent dans le pavillon, mais pour des « tête-à-tête », plus propices aux confessions. Elle le meuble avec de vieilles chaises espagnoles rustiques, un lit avec des cols de cygnes151. Pour les réceptions, le temple de l’Amitié est briqué de font en comble, un feu étant allumé dans la cheminée152. Il était ouvert aux visiteurs, parfois accompagnés de Miss Barney153.


Intérieur du temple en 1909 tel que décoré par Natalie Barney154. Cliché Baptiste Essevaz-Roulet.

La singularité de la personnalité de Natalie Barney, son intelligence, « l'atmosphère irréelle qui [l]'entoure »155 et l'extraordinaire de son écrin, fascinent tous ceux qui la fréquentent, intellectuels, artistes, journalistes ou simples visiteurs. Pierre Benoît, romancier et membre de l'Académie française, auteur de L'Atlantide, écrit un jour, après avoir été reçut dans le salon littéraire du 20, rue Jacob :
Eriphile, je sais des jardins, des rotondes
Eclairées vaguement par des dômes blafards…
C'est le domaine obscur des amours de mystères
De fantômes pâles, juvéniles, charmants…


Le vers évoquant des « rotondes éclairées vaguement par des dômes blafards » est une allusion à la salle ronde du temple et son éclairage zénithal. Il parait qu'il fut si secoué par la magie des lieux qu'il eut « la saine réaction de se remettre d'aplomb "en allant boire un verre de gros rouge sur le zinc d'un bar voisin" »156.


Carton d'invitation rédigé par Natalie Barney à l'adresse du sculpteur Carlo Sarrabezolles.
On y lit notamment « dans l'espoir de vous accueillir ainsi que votre fils qui voulait voir mon petit temple à l'amitié ».

Collection privée ; cliché Baptiste Essevaz-Roulet.


Ainsi, « en plein vingtième siècle, en plein sixième arrondissement, Natalie Barney a su créer une maison vécue, vivante, animée par le souffle même de cette exceptionnelle sourcière (et pourquoi pas sorcière ?) qui su faire jaillir autour d'elle tant d'amitiés »157.





128Suzanne Rodriguez, op. cit.

129Ibid.

130Ibid.

131Ibid.

132Le Plaisir, n° 1, 1er mars 1906, p. 15.

133Colette, Trois, six, neuf, 1944.

134Natalie Clifford Barney, Souvenirs Indiscrets, 1960.

135Herbet R. Lottman, « In search of Miss Barney », New York Times, 28 septembre 1969.

136Suzanne Rodriguez, op. cit.

137Journal de l'Abbé Mugnier, op. cit. L’anecdote est racontée le 5 juillet 1912.

138Natalie Clifford Barney, Souvenirs Indiscrets, 1960.

139Bibliothèque Jacques Doucet, NCB.C 1582, Marcel Proust, lettre autographe à Natalie Barney, 25 octobre 1920.

140BHVP, Expropriation 246, 1902.

141AD de Paris, VO11 3954.

142Pierre Champion, Mon Vieux Quartier, 1932.

143Samuel Putnam, Paris Was Our Mistress, 1970.

144Ernest Hemingway, A Moveable Feast, 1964.

145Michèle Causse, Berthe ou un demi siècle auprès de l’Amazone, 1980, pp. 135.

146Ibid., pp. 158.

147Joanne Winning, Dorothy Richardson and the Politics of Friendship, 2007 : « The drawing of the "Temple", which here functions as the final destination of the Amazon’s meander through the mass of intellectuals she has collected and gathered together, is a spatial signifier. »

148Natalie Clifford Barney, Pensées d'une Amazone, 1920.

149The Library of Congress, Washington, États-Unis.

150AD de Paris, VO20 115.

151Michèle Causse, Berthe ou un demi siècle auprès de l’Amazone, 1980, pp. 133.

152Ibid.

153Ibid.

154C. V. P., Casier Archéologique, VIe 67.

155Natalie Clifford Barney, Souvenirs Indiscrets, 1960.

156Ibid.

157Jean Chalon, « Natalie Barney », Connaissance des Arts, novembre 1965, p.87.

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La « ruine » du temple et la fin de l'Amazone

L'Amazone maintient son salon littéraire jusque dans les années 50158. Mais « les guerres, les morts dispersèrent les amitiés groupées autour de Miss Barney qui cessa de recevoir et de se rendre dans le temple, pour se réfugier dans sa proche maison »159. Et puis le monde « sembla avoir oublié la rue Jacob » 160… « L'entretien du bâtiment s'en trouva naturellement lié à ce rythme : c'est dire qu'il se fit de plus en plus rare, pour devenir inexistant. Chaque année, la végétation accroît son emprise, envahit le porche et contribue à altérer la couverture »161. Le temple retombe petit à petit dans l'oubli.

Sans aucun entretien pendant plusieurs années, le temple se dégrade lentement. Dans les années 1960 un architecte constate que « la toiture est gravement endommagée (…), les garnitures contre les joues de la verrière sont en partie béantes et laissent passer l'eau. La verrière aussi est ouverte à la pluie (…). L'inscription "A l'amitié" est à ce point altérée que ses lettres ne sont plus en saillie mais pour la plupart en creux. Enfin, les enduits sont craquelés et en maints endroits des parties entières sont tombées. L'intérieur n'a pas échappé aux conséquences de l'abandon. La coupole est particulièrement atteinte (…). Quant au parquet rayonnant, gonflé par l'entrée des eaux, il est totalement soulevé ; au point que l'on constate certaines lambourdes et les augets de plâtre et plâtras qui eux-mêmes ruinés, sont tombés en plusieurs endroits dans le sous-sol. À la porte d'entrée, enfin, plusieurs ferrures sont arrachées ou cassées »162. Pour marquer l'intérêt de l'Etat français, le temple de l'Amitié est inscrit le 16 janvier 1947 à l'Inventaire supplémentaire des Monuments historiques mais cela n'entraîne pas d'opération de sauvegarde.


Le temple de l'Amitié en 1965163. Reproduction Baptiste Essevaz-Roulet.

La parcelle est revendue et mise en copropriété en 1966. C’est Michel D., une personnalité de la République, qui acquiert le lot 401 qui comprend le pavillon en fond de cour. Le règlement de copropriété précise que le propriétaire de ce lot « a la jouissance exclusive et perpétuelle du jardin, ainsi que le temple qui s'y trouve »164 bien qu’ils appartiennent à la copropriété, et qu’il « pourra toujours, comme conséquence de son droit de jouissance, apporter toute modification au temple situé à l'extrémité nord-ouest du jardin et dont il assumera seul l'entretien »165. Cette acquisition marque le début d'une longue série de scandales et de démêlés judiciaires qui dureront plus de dix ans.

À l’occasion de la vente en 1966, l’Amazone, âgée et souffrante, reçoit l’autorisation d’y rester jusqu’à sa mort. Mais, « Impatient d'en récupérer la jouissance pour en faire sa propre maison de ville » 166, Michel D. obtient au tribunal l'expulsion de Miss Barney, exécutoire quatre années après avoir été signifiée 167. Philosophe, la dame de lettres se contente de critiquer le manque de tact du propriétaire qui lui a fait expédier le « papier timbré » en son absence, en plein été 168. La tentative d'expulsion sera relatée par le Canard Enchaîné et le New York Times et choque bien davantage le milieu intellectuel que l'intéressée. À la suite de l'émotion soulevée aux Etats-Unis et en France, Pompidou intervient personnellement mais n'obtient de D. que la promesse de ne pas exécuter l'ordre d'expulsion169.

Il semble qu'ensuite l'Amazone subisse une sorte de pression constante. Affirmant que le pavillon est sur le point de s'écrouler, un architecte est convoqué pour examiner les appartements de Miss Barney et recommande des travaux de consolidation171. En conséquence, des charpentiers de Paris bardent d'étais dans les bâtiments et dans toutes les pièces, jusqu'à condamner la cuisine. Soixante ans de charme sont rompus. Miss Barney est plus que troublée dans sa retraite par les ouvriers qui en plus, préparent les chantiers à venir, entreposant du matériel de construction dans son jardin et tentant de rentrer chez elle172. L'Amazone finit en perdre le sommeil, l'appétit et sa légendaire sérénité. Elle s'insurge en effet dans France-Soir du 12 octobre 1968 : « Mon salon est un monument de la littérature contemporaine : personne n'a le droit de le modifier. J'ai fait le serment de rendre l'âme là où l'esprit a régné »173.

Natalie Clifford Barney, l'Amazone, la vestale des lieux depuis plus de soixante ans finit par se résoudre à quitter son pavillon devenu inhabitable avec la ferme intention de revenir « au printemps prochain »174. Le 3 février 1972, elle décède à l'âge de 94 ans à l'hôtel Meurice où elle avait trouvé refuge, sans avoir pu retourner chez elle…


Annonce de la mort de Natalie Barney dans le New York Times du 3 février 1972175.

Un rapport de l'Architecte en chef des monuments historiques estimera ensuite que la « très forte batterie d'étais parait inadaptée, sinon inutile »176. Les copropriétaires du 20 rue Jacob considéreront également que les travaux n'étaient pas justifiés et refuseront de payer la facture des travaux de consolidation que leur présente le nouveau propriétaire.

Le 18 et le 20, rue Jacob transformés en galerie marchande


Au moment où la parcelle du 20, rue Jacob est mise en vente en 1966, l’architecte Claude Le Coeur étudie pour le compte d’un commanditaire que nous n’avons pas identifié, la réunion avec la parcelle voisine du 18, rue Jacob et prévoit l’édification d’un passage commercial constitué de galeries d'antiquités avec appartements et studios pour artistes dans les étages, ainsi que de très nombreux parkings souterrains. Il conserve le jardin et le temple de l’Amitié (en haut à gauche de l’image de droite)170. Clichés Baptiste Essevaz-Roulet.





158Entretien avec Mme Appert-Sarrabezolles, 2006.

159Guy Mélicourt, Vieilles Maisons Françaises, n°66, octobre 1975.

160Herbet R. Lottman, op. cit.

161Guy Mélicourt, op. cit.

162Archives privées, La Restauration du Temple de l'Amitié, 1975.

163Jean Chalon, « Natalie Barney », Connaissance des Arts, novembre 1965.

164Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié.

165Ibid.

166Herbet R. Lottman, op. cit.

167Le Canard Enchaîné, 22 mars 1972.

168Herbet R. Lottman, op. cit.

169Le Canard Enchaîné, 22 mars 1972.

170IFA, 204 IFA 1653/7.

171Le Canard Enchaîné, 22 mars 1972.

172Herbet R. Lottman, op. cit.

173France-Soir, 12 octobre 1968.

174Jean Chalon, Chère Natalie, 1992.

175New York Times, 3 février 1972.

176Le Canard Enchaîné, 22 mars 1972.

177Med. Arch. Patr., Archives Berry.

178Ibid.

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Le scandale de la transformation du temple

La famille D. n'en poursuit pas moins ses travaux d'aménagement et de valorisation. Quelques studios dans les principaux corps de bâtiments sur rue et sur cour ont en effet été achetés en même temps que le reste afin d'être retapés et revendus. Mais un autre scandale apparaît lorsqu'on découvre que les demandes de permis de construire se sont avérées être partiellement falsifiées avec une série de faux plans, de fausses délibérations, etc. La combine avait consisté à rajouter sur le plan initial un étage supplémentaire à l'immeuble, pour faire croire à l'administration que cet étage avait toujours existé et en profiter pour demander la permission de construire un autre étage au dessus179. Sur ce point, Michel D. se serait fait « entortillé par une société immobilière » peu scrupuleuse, selon ses propres termes180.


Michel D. et les scandales relayés par le Canard Enchaîné181, 182. Montage Baptiste Essevaz-Roulet.

Simultanément, naît un scandale de plus concernant cette fois-ci directement le temple de l'Amitié. Apparemment, la famille D. entreprend dès 1967 des travaux de mise hors d'eau sur le monument183, mais les copropriétaires découvrent fin 1970 que plusieurs tranchées ont été creusées à partir du temple pour y accueillir des canalisations et que le temple a été « pillé »184, selon le Canard Enchainé. Il semblerait en effet que « Madame Michel D. [qui] reconnaît être le maître d'ouvrage des fâcheux travaux modificatifs exécutés en 1967 sur le Temple »185 n'ait pas seulement voulu restaurer le temple mais ait fait exécuter des travaux « en vue de le transformer en studio à louer »186, 187

Deux clichés pris en 1972 dans le cadre de la reconstruction du 13 et du 15, rue Visconti188 montrent le temple à cette époque, en pleins travaux, sans porte, les niches en cours d'agrandissement, les garde-corps enlevés, des sacs de ciment entreposés sur la terrasse. Ces clichés sont complétés par ceux pris par Yves Boiret au cours de sa mission d’expertise et qui montrent la fenêtre percée dans le flan du temple et les dommages causés au parquet.

Le temple trônant au milieu d'un jardin public

Dans son projet d'aménagement de Saint-Germain-des-Prés, Maurice Berry, Architecte des Monuments historiques, propose dans les années 1960 de mettre en valeur le temple de l’Amitié, en créant un jardin public réunissant les jardins privés et en démolissant quelques immeubles de la rue Visconti177 (voir la page On l'a échappé belle). Dans son projet, le temple est conservé et trône, isolé, au milieu du jardin…


Extrait du projet de Maurice Berry de création d'un jardin publique ouvert sur la rue Visconti, avec au milieu, le temple de l'Amitié178. Cliché Baptiste Essevaz-Roulet.




À gauche, le temple en pleins travaux d'aménagement en 1972189. La photo est prise depuis l'appentis, aujourd'hui disparu et on aperçoit les niches en train d'être agrandies. À droite, fenêtre percée dans le flan du temple190. Clichés Baptiste Essevaz-Roulet.

Dans le détail, l’ouverture zénithale par laquelle le temple est éclairé a été bouchée et une grande baie de fenêtre avec linteau de béton a été percée dans le mur mitoyen du 22, rue Jacob. Les niches qui abritaient les bustes ont été agrandies pour être transformées en fenêtres191. Le ravalement de la façade a fait disparaître les inscriptions, la décoration et les moulures.


À gauche, cheminée et parquet arrachés, photo reprise dans le Canard enchaîné en 1972192. À droite, l’oculus zénithal a été bouché et une fenêtre ouverte dans le mur donnant sur la cour du 22, rue Jacob193. Clichés Baptiste Essevaz-Roulet.

À l’intérieur, le fameux parquet a complètement disparu, le solivage sur lequel reposait le parquet a même été en partie retiré. Certains copropriétaires du 34, rue de Seine ont vu les ouvriers utiliser les lattes du parquet d’époque comme cales pour les échafaudages qui entouraient le temple194. Enfin, les glaces et boiseries, cheminées et deux consoles bleu turquoise ont été enlevées et l'ensemble de la décoration et notamment les sculptures des pilastres et de la coupole ont été détruites. Les portes sculptées ont été déposées et l'intérieur de l'édifice est resté ouvert à toutes les intempéries pendant près de deux ans195.

Une injonction pour travaux, à la suite d’un signalement de péril, a été notifiée en date du 11 décembre 1970 par la Préfecture de Police, mais est demeurée sans effet. Un constat d’état des lieux avec photographies a été effectué en mars 1971 sur commission de justice par l’architecte Yves Boiret196. Celui-ci nous a raconté avoir trouvé l’atmosphère détestable.

Le fait qu'un monument historique ait été considéré comme une dépendance à aménager et à valoriser frappe de stupeur tous ceux qui sont attachés à l’histoire et au patrimoine. Certains, sans doute excessifs, y voient même une démarche intentionnelle, dénonçant « les efforts délibérés pour la destruction de ce ravissant édifice »197.




Extraits des courriers échangés au sujet des travaux d'aménagement du temple198. Clichés Baptiste Essevaz-Roulet, montage Christian Chevalier.

Le scandale est énorme et plusieurs plaintes sont déposées par les copropriétaires et les autorités en charge de la protection des monuments historiques dont une contre la « mutilation du temple de l'Amitié »199. Le Conservatoire régional des Bâtiments de France est informé dès 1969 que le temple de l'Amitié a fait l'objet de « travaux exécutés sans autorisation et dans des conditions très fâcheuses »200. Un Procès verbal de contravention est même dressé le 8 juillet 1970 à l'encontre des copropriétaires du 20, rue Jacob. Les média, dont Le Monde et Le Canard Enchaîné, et diverses associations se mobilisent contre ce « véritable acte de vandalisme »201. Peu de temps après, une pétition est lancée et recueille 300 signatures de personnalités du monde des lettres et des arts202. On dénonce les « modifications regrettables apportées par sa propriétaire (en l'occurrence Mme Michel D.) au temple de l'Amitié »203 et la Commission du Vieux Paris réclame solennellement la remise en état du temple de l'Amitié, « maltraité »204.





179Ibid.

180Ibid.

181Ibid.

182Ibid.

183Guy Mélicourt, op. cit.

184Le Canard Enchaîné, 15 mars 1972.

185Med. Arch. Patr., lettre du 5 janvier 1972, du Conservateur Régional des Bâtiments de France à Monsieur le Directeur de l'Architecture des Monuments Historiques.

186Georges Pillement, Paris Poubelle, 1974.

187Le Canard Enchaîné, 22 mars 1972.

188AD de Paris, dossier des permis de construire.

189AD de Paris, dossier des permis de construire.

190C.V.P., op. cit.

191D’après les clichés découverts par nous aux AD de Paris, dossier des permis de construire.

192Le Canard Enchaîné, 22 mars 1972.

193C.V.P., op. cit.

194Entretien avec Christian Chevalier, 2006.

195Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié, lettre du 17 décembre 1971 à Gaston Palewski, Président du Conseil Constitutionnel.

196C.V.P., op. cit.

197Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié, lettre du 17 décembre 1971 op. cit.

198Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié.

199Med. Arch. Patr., lettre du 17 décembre 1971 de la Ligue Urbaine et Rurale à M. Paquet, Directeur de l’Architecture au ministère des affaires culturelles.

200Med. Arch. Patr., lettre du 5 janvier 1972, du Conservateur Régional des Bâtiments de France à Monsieur le Directeur de l'Architecture des Monuments Historiques.

201Med. Arch. Patr., lettre du 17 décembre 1971 de la Ligue Urbaine et Rurale op. cit.

202Le Monde, n° 8404, 20 janvier 1972.

203Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié, note non datée des services de Protection des Monuments Historiques à M. Rigaud, Directeur de Cabinet du ministère des Affaires Culturelles.

204Le Canard Enchaîné, 22 mars 1972.

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La politique s’en mêle

Le 18 octobre 1971, faisant suite aux critiques, la campagne de presse et les pétitions, Mme D. prend contact avec le ministère des Affaires culturelles pour connaître les possibilités de remise en état du temple. Elle propose d'étudier avec son propre architecte, Guy Mélicourt, la restauration « dans le respect des prescriptions qui seront formulées par le service des Monuments historiques »205. Les Architectes des Monuments historiques réfléchissent alors aux modalités de remise en état. Vu l’ampleur des dégâts, il n’est plus vraiment question de restaurer le temple mais bien de le reconstituer le plus fidèlement à l’état d’origine. Comme les plans du XIXe siècle ne sont pas connus ou trop peu documentés, ce sont les photos de 1909 qui servent de modèle. Un permis de construire est délivré le 2 mai 1972 sur une demande effectuée le 5 avril précédent pour exécuter ces travaux de remise en état. Malgré les critiques qui continuent à pleuvoir, les travaux de remise en l'état démarrent.


Le temple de l'Amitié en pleins travaux d'aménagement en 1972206. La photo est prise depuis le jardin du 22, rue Jacob, on voit que sur le toit, la baie vitrée a disparu, remplacée par un toit de zinc. Cliché Baptiste Essevaz-Roulet.

Evidemment, « pour ce qui est de l'intérieur, il est moins aisé de reconstituer les facteurs de l'ambiance recherchée par les auteurs du petit monument » comme l’écrit M. Jean-Pierre Paquet, l’Architecte en chef des Monuments historiques au ministère des Affaires culturelle207. Le parquet est refait à l’identique ainsi que les pilastres à chapiteau à l'intérieur et les inscriptions, grâce à l’« examen attentif des photographies »208 et à l’aide d’« un sculpteur connaissant bien ces styles (…), un ornementiste spécialisé »209. On tergiverse, par contre, pour d’autres détails. En effet, vu la personnalité du propriétaire, nombreux sont ceux qui sont prêts à accepter, voire à proposer, certains compromis. M. Paquet, plutôt que d’exiger le rebouchage de la grande fenêtre ouverte sur la cour du 22, rue Jacob, propose la pose de stores sur la baie, afin, une fois fermés, que « soit pleinement retrouvé la lumière primitive »210. Il va même jusqu’à justifier la création de la baie vitré par le fait qu’elle aurait existé au XIXe siècle, d’après le plan relevé par Vasserot. Le plan en question semble indiquer en effet une ouverture, mais de l’autre côté du bâtiment, c'est-à-dire contre le mur du 15, rue Visconti…

En ce qui concerne la toiture, M. Paquet trouve superflu d’« obliger le propriétaire au supplément de dépense d’une couverture en plomb » et entérine donc la transformation de la couverture en plaques de zinc. Le rétablissement de l’éclairage zénithal est par contre exigé, mais « il est inutile de le réaliser d’une façon plus compliquée que le prévoit M. Mélicourt »211. M. Paquet s'excuse enfin d'être presque trop exigeant, étant donné que « l’édifice n’est l’objet que d’une protection mineure »212.

Le 7 décembre 1973, les travaux du « petit immeuble rond précédé d'un péristyle » sont inspectés et le rapport conclut que l' « intérieur a été rétabli dans son état d'origine avec dans l'axe la cheminée en marbre noir surmonté de sa glace. Deux autres glaces surmontent des tablettes du même marbre occupent les défoncements existants à droite et à gauche de l'axe transversal. Le plancher avec ses initiales au centre a été restauré. Au mur les pilastres en faux marbre portent un chapiteau traité en bistre comme les petites rosaces sous la corniche »213. La grande baie latérale a finalement été bouchée (les traces de son ouverture sont encore visibles aujourd’hui). Le certificat de conformité est accordé le 25 janvier 1974.


Le temple « restauré à l'identique » en 1974 en fonction des photos de 1909214.

La communication de MM. Paquet et Mélicourt215 consiste désormais à présenter les travaux de remise en l’état d’origine (postérieurs aux démolitions) comme des travaux de restauration, où le temple aurait été sauvé de la ruine216, « restauration voulue et supportée par le propriétaire actuel »217 va-t-on même jusqu’à préciser. L’état d’abandon du temple sous Miss Barney est dramatisé, Guy Mélicourt se chargeant de diffuser opportunément l’état des lieux effectué avant les travaux. Le temple y est décrit comme étant pratiquement sur le point de s’effondrer, là où Le Canard Enchaîné, au contraire, le décrit comme étant en « bon état » 218 jusqu’en 1971. Au sujet des travaux de « restauration », tout juste est-on prêt à admettre que l’« on peut déplorer que certaines modifications aient quelque peu altéré l’expression d’une ambiance que l’on voudrait conserver dans toute sa délicatesse »219. Comble du cynisme, on ira même jusqu'à envisager un temps d'accorder aux D. une « subvention permettant de compenser dans une certaine mesure la rigueur des prescriptions »220 émises par les architectes des Bâtiments de France.

Une plaquette est même éditée en 1975 sous le titre « La Restauration du Temple de l’Amitié » glorifiant le rôle des D. et la qualité du travail effectué. Cette plaquette est accompagnée la même année par un article de Mélicourt dans Vieilles Maisons Françaises qui reprend presque mot pour mot le texte de la plaquette221.


Extraits du document de huit pages sur la « restauration » du temple de l’Amitié222 avec ses photos dramatisées du temple « en ruine ».

L'atmosphère demeure détestable entre les copropriétaires au moins jusqu’en 1977, date à laquelle les plaignants sont déboutés de leurs dernières requêtes auprès du Tribunal administratif et du Conseil d'Etat pour faire annuler le permis de construire de 1972 et 73. Michel D. et sa famille se retranchent alors dans leur pavillon, imposant même par voie judiciaire, parait-il, à certains voisins de boucher leurs fenêtres donnant sur leur jardin223. Le temple retrouve un calme… de plomb.





205Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié, lettre du 5 janvier 1972, du Conservateur Régional des Bâtiments de France à Monsieur le Directeur de l'Architecture des Monuments Historiques.

206AD de Paris, dossier des permis de construire.

207Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié, lettre du 21 avril 1972 de Jean-Pierre Paquet, Architecte en Chef des Bâtiments Civils et des Monuments Historiques à Monsieur le Ministre des Affaires Culturelles.

208Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié, lettre du 21 avril 1972 de Jean-Pierre Paquet, Architecte en Chef des Bâtiments Civils et des Monuments Historiques à Monsieur le Ministre des Affaires Culturelles.

209Ibid.

210Ibid.

211Ibid.

212Ibid.

213Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié, lettre du 7 décembre 1973 de l’Inspecteur général des Monuments Historiques, Jacques Dupont à M. le Directeur de l’Architecture. 214 Archives privées, document La Restauration du Temple de l'Amitié, 1975.

215À aucun moment Michel D. ne s’est exprimé directement dans cette affaire : il a visiblement laissé aux autres le soin de l’attaquer ou de le défendre.

216Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié, lettre du 21 avril 1972 de Jean-Pierre Paquet, op. cit.

217Archives privées, document La Restauration du Temple de l'Amitié, 1975.

218Le Canard Enchaîné, 15 mars 1972.

219Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié, lettre du 21 avril 1972 de Jean-Pierre Paquet, op. cit.

220Med. Arch. Patr., dossier temple de l’Amitié, lettre du 30 octobre 1973 du Conservateur Régional des Bâtiments de France à la Direction de l'Administration Générale du Ministère des Affaires Culturelles.

221Guy Mélicourt, Vieilles Maisons Françaises, n°66, octobre 1975.

222Archives privées, document La Restauration du Temple de l'Amitié, 1975.

223Entretien avec M. Gimaray, 2005.

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Le temple aujourd'hui

Le lot qui inclut le temple de l’amitié n’est plus propriété des D.. À quoi ressemble aujourd’hui ce lieu autrefois magique ? Natalie Barney disait « ma maison n'est qu'atmosphère », ajoutant, sereine, « on ne cambriole pas une atmosphère »224. Une atmosphère est pourtant fragile et un rien peut la faire disparaître.


Le temple de l'Amitié en 2006. Cliché © Christian Chevalier.

La remise en état du temple a certainement gommé la patine et lui a donné un aspect un peu trop lisse : le temple de l'Amitié est-il encore « une des hautes curiosités du sixième arrondissement et un des rares témoins survivants de l’architecture de la fin du dix-huitième siècle »225 ? Pour qui ne connaîtrait pas son histoire, ne pourrait-on pas désormais le prendre pour une folie architecturale en béton datant des années 1960 ? (Ah, le kitsch des moulures dorées !).

Le temple de l’amitié en janvier 2009, vu depuis le jardin du 26, rue Jacob. On devine encore la trace de la fenêtre percée puis rebouchée par M. D. Cliché Baptiste Essevaz-Roulet.

Outre la rude restitution en l’état d’origine, la démolition dans les années 1970 du 15, rue Visconti a privé le monument du haut mur qui le protégeait sur son côté nord. Les architectes des 13 et 15, rue Visconti avaient pourtant bien noté que « l'ensemble de ces jardins doit conserver [son] aspect plein de mystère »226, mais lorsque le nouveau bâtiment -la crèche- a été construit, seul un muret d’environ 3 m est conservé entre le temple et nouveau jardinet. En étant moins reclus, le temple de l'Amitié a beaucoup perdu en intimité et en mystère.


Les bâtiments du 20, rue Jacob à gauche de l’image, au milieu, le temple, et à droite, les façades-arrière de la rue Visconti, notamment du 13-15. Cliché © Christian Chevalier.

Dans le registre architectural, la jolie véranda, dans laquelle se tenait le salon littéraire de Natalie Barney, a été profondément transformée. Les murs de béton, les étroites fenêtres fermées par des volets métalliques font triste mine dans le jardin. L’appentis, enfin, construction légère qui joignait la véranda au mur arrière du 13-15, rue Visconti a disparu. Il avait été construit par Natalie Clifford Barney pour servir de garage à voiture et marquait, selon elle, la séparation entre les « deux jardins » de la propriété, le grands, ouvert et densément arboré, et le petit qui contenait le temple.


Jeanne Moreau et Maurice Ronet passant sous l'appentis, aujourd’hui disparu, dans une scène de Feu Follet de Louis Malle. La véranda est à gauche, et l'on voit les colonnes du temple de l'amitié dans la perspective, au fond de l'image227.

Que reste-il enfin de l’ « étrange paix végétale »228 tant saluée à l’époque de Natalie Barney ? Dans le jardin, « il y avait ses arbres, son petit parc sauvage, tellement inattendu »229, mais ils ont aussi disparu, abattus en masse il y a quelques années : le jardin semble aujourd'hui vidé.


Vue panoramique du Bois Visconti en 2007. Au milieu, les bâtiments du 20, rue Jacob. À l’extrême gauche, le 34, rue de Seine. Au milieu, les bâtiments du 20, rue Jacob avec à droite, le temple de l’Amitié. À droite, les bâtiments du 22-24 et 26, rue Jacob.
Clichés : Baptiste Essevaz-Roulet ; montage : Christian Chevalier.

Le temple de l’Amitié et son environnement ont été profondément modifiés depuis son édification. Pourtant, ce lieu secret demeure unique en son genre, catalysant autour de lui légendes et scandales. En près de deux cents ans, ce petit monument a vu défiler tant d’histoires qu’on s’étonne qu’il soit encore debout. Notre étude a permis, nous l’espérons, d’écarter les interprétations fantastiques, fantasmées ou ésotériques, pour finalement raconter une histoire étonnante et touchante, qui finalement, remplace avantageusement les légendes qui ont si longtemps courues à son sujet.

Baptiste Essevaz-Roulet

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Remerciements

Je remercie chaleureusement Christian Chevalier, Yoann Brault, William Pesson et Manuel David qui m’ont aidé dans mes recherches et dans la rédaction de cet article.



Le temple de l'amitié aujourd'hui. Cliché © Christian Chevalier.


224Natalie Clifford Barney, Pensées d'une Amazone, 1920.

225Andrée Jacob, « Pitié pour l’amitié », Le Monde, 20 janvier 1972.

226AD de Paris, dossier des permis de construire.

227Louis Malle, Feu Follet, 1963.

228Germaine Beaumont, « L’étrange paix végétale », Revue Masques, n°16, hiver 82/83.

229Georges Pillement, Paris Poubelle, 1974.