Le Temple de l'Amitié
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Le Temple de l'Amitié, photographié par Atget en 19101 (cliché B.E.-R.).

Natalie l'a baptisé Temple et consacré à l'Amitié,
mais aux abords, a mis un écriteau : Danger.
Les fidèles sont avertis que l'amitié
comme l'amour, est une chose grave et périlleuse

Paul Géraldy



Introduction

Il existe dans Paris, au milieu du Bois Visconti un lieu extraordinaire et pourtant peu connu. La plupart des habitants du quartier n'en ont jamais entendu parler, quelques autres savent qu'il y a "quelque chose", et enfin, une petite minorité l'a vu. Il s'agit d'un petit temple à colonnes doriques voué à l'Amitié, classé à l'Inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques et niché au milieu des arbres au fond de la parcelle du 20 rue Jacob.

Le Temple de l'Amitié au milieu du "petit parc sauvage"2 en 1963, décor d'une scène de Feu Follet de Louis Malle3.


Cet "endroit fabuleux caché derrière la rue Jacob"4 n'a pas une origine bien claire, tout juste sait-on qu'il fut bâti au début du XIXe siècle. Cette zone d'ombre a alimenté plusieurs légendes romantiques. Au XXe siècle, le Temple acquiert une certaine notoriété, notamment par la personnalité de sa locataire durant plus de 60 ans, Natalie Clifford Barney, femme fatale et scandaleuse, qui en fit un des éléments de son légendaire salon littéraire.

A la fin des années 60, le Temple de l'Amitié devient l'objet d'un complexe scandale immobilier, lorsque Michel D., un ancien premier ministre, tente de le transformer studio à louer, dénaturant ainsi l'édifice. Une intense polémique suivra sur les conditions de remise en l'état d'origine et durera ensuite une dizaine d'année.

Aujourd'hui "refait à l'identique", le temple de l'Amitié a perdu de son charme mais demeure toujours aussi méconnu. Tentons de jeter sur ce lieu une lumière objective et d'étancher, un peu, notre curiosité, immense.



Localisation

Le Temple de l'Amitié se situe au coin nord-ouest de la parcelle du 20, rue Jacob. Il est à 25 m de la rue Visconti et à 50 m de la rue Jacob, dans le VIe arrondissement à Paris.


Position du Temple de l'Amitié (en rouge) dans la parcelle du 20, rue Jacob, au milieu du bloc sud de la rue Visconti (schéma BER).


Le Temple s'adosse aux murs mitoyens des 26 et 22, rue Jacob et 15, rue Visconti et épouse la forme de la parcelle à cet endroit. Il est strictement invisible depuis la rue, que ce soit côté Visconti ou côté Jacob. Le curieux ne gagnera rien à rentrer dans la cour du 20, rue Jacob. On ne peut le voir que depuis quelques fenêtres des immeubles qui l'entourent.

La parcelle du 20, rue Jacob est composée de plusieurs espaces très différents. Lorsqu'on entre par la porte cochère, on passe d'abord sous un bâtiment sur rue et l'on arrive dans une cour pavée, toute en longueur. La cour est fermée au nord par un petit pavillon de 2 niveaux, adossé à l'ouest à un bâtiment sur cour. Contre le pavillon au nord est une véranda, elle-même rattachée à un appentis édifié entre la véranda et le mur mitoyen du 13-15, rue Visconti. Au fond de la cour à droite, un large portail métallique donne sur un vaste jardin arboré. Ce jardin s'étend en retour vers l'ouest au nord du pavillon. C'est au fond de ce retour que se loge le Temple de l'Amitié.

Plan de parcelle du 20, rue Jacob.

En bleu, les bâtiments principaux,
en gris la cour pavée,
en orange, le pavillon de deux niveaux,
en jaune la véranda (aujourd'hui transformée),
en rose, l'appentis (aujourd'hui disparu),
en vert les jardins,
et en rouge, le Temple (schéma BER.).


Le jardin et le temple appartiennent à la copropriété, mais le propriétaire du lot 401 qui comprend le pavillon "a la jouissance exclusive et perpétuelle du jardin, ainsi que le Temple qui s'y trouve"5 et le propriétaire "pourra toujours, comme conséquence de son droit de jouissance, apporter toute modification au Temple situé à l'extrémité nord-ouest du jardin et dont il assumera seul l'entretien"6.

Le pavillon, la véranda, l'appentis, les deux jardins et le temple forment donc un domaine unique, on ne peut plus original, une rareté au cœur de Paris. Le jardin du 20, rue Jacob avait d'ailleurs à lui seul sa réputation : le New York Times l'évoque ainsi en 1969 : "On découvre le pavillon à deux étages au fond de la cour, et on commence à deviner le jardin sauvage à l'anglaise avec les plus grands arbres dans le bois le plus dense de la rive gauche"7.


Vue du pavillon à deux niveaux du 20, rue Jacob, côté cour. Photographie d'Eugène Atget en 19101 (cliché B.E.-R.).




Le temple vu de l'extérieur

L'emprise au sol du temple de l'Amitié forme un trapèze plutôt qu'un rectangle, ouvert côté façade. Son côté le plus petit fait 3,20 m (fond du bâtiment) et son côté le plus grand 5,50 m (côté sud). Sa superficie est de 35 m² environ dont 9 m² de terrasse. Par rapport au niveau du sol, la hauteur totale du bâtiment est de 5,64 m.

La façade du Temple de l'Amitié est constituée d'un portique à fronton tétrastyle (quatre colonnes) dorique. Le tympan est orné de moulures représentant une guirlande avec une couronne de fleurs et de fruits entourant les initiales « DLV » et deux rubans ondulants de part et d'autre du bas de la couronne. Sur l'entablement, entre deux mascarons, une inscription "A l'Amitié" dédie ce temple au noble sentiment romantique.


Relevés de la façade du Temple de l'Amitié8 (cliché BER).

Le rez-de-chaussée respose sur un soubassement de 82 cm par rapport au niveau du sol. L'accès se fait par un escalier de 6 marches avec garde-corps. Une terrasse sépare le plan des colonnes de celui de la porte d'entrée. De part et d'autre de la porte, deux niches abritent l'une un buste d'Adrienne Lecouvreur, l'autre du Maréchal de Saxe9. A droite de l'escalier montant au rez-de-chaussée, quelques marches permettent de descendre à un sous-sol. Le toit est constitué de tuiles plates anciennes et d'une couverture en plomb, avec une verrière en son centre, seule prise de lumière du bâtiment.


Le Temple de l'Amitié, vu depuis la cour du 22, rue Jacob, photographié en 1913 par Pottier10.
Le mur du fond est celui de l'ancien immeuble du 15, rue Visconti (cliché B.E.-R.).




La surprise du salon intérieur

L'intérieur du Temple est une surprise. Une fois la porte poussée, on découvre en effet une salle parfaitement ronde de 1,70 m de rayon, couverte par une coupole en zinc au centre de laquelle est un oculus diffusant un éclairage zénithal.


Intérieur du temple en 1909.


Au sol est un "parquet exceptionnel en toile d'araignée, marqueté en son centre d'une rosace portant le signe « D L V »"9, posé sur des solives disposées en rayon et soutenus en leur centre par un imposant massif en maçonnerie situé au sous-sol.


Relevé du dessin du parquet (à gauche) et du détail de la rosace centrale en marqueterie (à droite)8. Clichés BER.



Vu du sous-sol, détail de l'agencement des solives supportant le plancher rayonnant et à gauche, le pilier central en maçonnerie (photographie © Christian Chevalier).


Sur les murs, quatre niches plates (aussi appelées défoncements) sont situées de part et d'autre de l'axe principal, avec entre chaque, un pilastre orné d'un chapiteau. Au fond de la salle, une cheminée est surmontée d'un miroir. Le sous-sol, enfin, consiste en un simple espace circulaire autour du pilier soutenant le parquet.


Plan de coupe du temple8 (cliché BER).




Histoire du Temple

La légende a longtemps désigné le temple comme celui d'Adrienne Lecouvreur. Le Maréchal de Saxe, son amant, l'aurait fait bâtir en son honneur. On a dit qu'il s'agissait du pavillon destiné à abriter la maîtresse11 ou au contraire son tombeau : "Il y a quelqu'un d'enterré là-dessous ; c'est un tombeau d'amour"12. De nombreux articles ou références au lieu reprennent cette légende, se copiant les uns les autres sans vérification. On a même pu lire qu'un souterrain, introuvable, aboutissait sous le temple.


Le temple sous la neige au début du XXe siècle.


Or l'information est assurément fausse, d'une part parce que l'époque à laquelle a vécu la célèbre actrice (1692-1730) n'est pas compatible avec la datation, même approximative du temple. D'autre part, il est plus fort peu probable que le Maréchal de Saxe ait voulu édifier un monument à Adrienne, car si elle était passionnément amoureuse, lui était volage et plutôt indifférent à sa passion… Cependant, c'est bien les bustes d'Adrienne Lecouvreur et celui du Maréchal de Saxe qui ont trôné longtemps dans les niches du Temple9 et c'est aussi le buste de l'actrice que l'on retrouve en haut de la façade du petit pavillon13. Ils ont probablement été ajoutés à la fin du XIXe ou au début du XXe sur la foi de cette légende persistante.

"Malgré des recherches iconographiques, littéraires, notariales et cadastrales approfondies"14, selon Guy Mélicourt, Architecte des Monuments Historiques et auteur du 23, rue Visconti, la date exacte de la construction du temple n'a pas été retrouvée, pas plus que son auteur. Seule certitude, le temple n'existe pas en 1809 car il n'apparaît pas dans l'inventaire après décès du propriétaire, Nicolas Simon Delamanche (propriétaire de 1790 à 1822)12 et 14. Par contre, il apparaît sur les relevés effectués pour le cadastre levé par Philibert Vasserot15 en 1820 ou 22 : c'est la première mention connue du temple14. Pierre Champion confirme que le petit temple aux colonnes doriques semble dater du premier empire ou de la restauration12.


Cadastre levé pour le "plan Vasserot" vers 1820 pour le 20, rue Jacob15 : le Temple (en haut à gauche) apparaît pour la première fois.
La géométrie du site n'est pas tout à fait exacte.


Pour tenter de justifier sa construction, il a été dit que le temple avait été bâti à l'époque où les vertus romantiques étaient célébrées avec une ferveur quasi religieuse, au point de leur élever des monuments et que, peut-être, celui-ci est l'un des derniers qui soit encore debout14. Il est également possible que le petit temple ait été édifié pour la loge maçonnique "A l'Amitié", à l'instar d'autres temples construits en région parisienne, bien identifiés comme maçonniques. Avec tous ses symboles géométriques et numériques, il est répertorié comme tel dans tous les documents un peu sérieux13.


Détail des inscriptions du temple de l'Amitié8, cliché BER.


En ce qui concerne les trois lettres "DLV", on se perd en conjectures. Si l'on retient l'origine maçonnique, deux hypothèses sont possibles. DLV pourrait signifier 555 en chiffres romains (double référence symbolique aux chiffres 3 et 5) ou bien "Dieu-Le-Veut", devise que l'on retrouve fréquemment dans un certain nombre de glossaires maçonniques, mais toutefois indépendamment de toute référence avec la loge "A l'Amitié"13.



Le temple disparaît sous la rue de Rennes prolongée

Tout comme une bonne partie des immeubles de la rue Visconti et de la rue Jacob, le temple a bien failli disparaître au début du XXe siècle avec le projet de prolongement de la rue de Rennes (voir la page On l'a échappé belle). De manière remarquable, le tracé prévu passait exactement sur le Temple.


Tracé de la rue de Rennes prolongée passant par dessus le temple16, cliché BER. La rue Visconti devait être élargie aussi.


En 1919, le 20, rue Jacob est propriété des consorts Journault et fait l'objet d'une promesse de vente au profit des sociétés Arbelot et Bernheim Frères et Fils, concessionnaires du projet de la rue de Rennes prolongée. Ils sont très intéressés par l'acquisition des lots voisins qui leur permettraient de créer un immeuble d'angle qu'il pensaient plus facile de valoriser ensuite17. Malheureusement pour eux, le projet ne verra jamais le jour.



Le temple trônant au milieu d'un jardin public

Au lieu de le détruire, Maurice Berry, Architecte des Monuments historiques dans les années 1960 proposera au contraire de le mettre en valeur dans son projet d'aménagement de Saint-Germain-des-Prés, en créant un jardin public réunissant les jardins privés et en démolissant quelques immeubles18 (voir la page On l'a échappé belle). Dans son projet, le Temple de l'Amitié était conservé et aurait trôné, isolé, au milieu du jardin…


Extrait du projet de Maurice Berry de création d'un jardin publique ouvert sur la rue Visconti, avec au milieu, le Temple de l'Amitié18 (cliché BER).




Le Temple trouve sa vestale

Au début du XXe siècle, une légende naissante rejoint le Temple de l'Amitié. Natalie Clifford Barney est une riche héritière américaine, originale autant par sa fortune que par son mode de vie, son goût pour la littérature et l'art en général et son oisiveté assumée. Très tôt, elle choisit la France, sans doute pour sa réputation de tolérance et le foisonnement de sa vie intellectuelle. Fréquentant la haute société, elle noue de nombreux contacts avec les artistes et écrivains de l'époque (voir le site Internet qui lui est consacré :
www.natalie-barney.com).


Portrait de Natalie Clifford Barney par Romaine Brooks en 192019 (cliché BER).


C'est une douloureuse passion amoureuse qui la conduira rue Jacob. Le tempérament mélancolique et désespéré de sa compagne, Renée Vivien, amènera en effet Natalie Barney à chercher dans Paris une nouvelle adresse où emménager : « Tout en sentant que son désespoir dépassait tout secours humain, je voulus quitter ma maison de Neuilly, afin d'attendre son retour dans un lieu nouveau où ne l'accueillerait aucun mauvais souvenir. J'avais cherché, et finalement trouvé une demeure entre cour et jardin dans la rue Jacob où je devins la vestale d'un petit Temple de l'Amitié »20, elle a 32 ans. Le 7 novembre 1908, elle devient donc pour 6 000 fr de loyer mensuel52, la locataire du petit pavillon avec sa véranda et son appentis, les jardins et le Temple de l'Amitié. Renée Vivien mourut quelques semaines plus tard sans avoir jamais connu le 20, rue Jacob.


Le Temple de l'Amitié peint en 1909.


Se sentant rapidement à l'aise dans « sa maison »20, Natalie Barney y mènera une vie d'« ultra païenne »21 qu'elle voulait être un chef-d'oeuvre20 et se rendra célèbre par son intelligence, son goût de la liberté totale et sans contrainte et son inclassable et fascinante personnalité. La plupart des écrits de Natalie étaient centrés sur la description de sa philosophie sur la vie, le sexe et la féminité. Ses pensées sur ces thèmes étaient révolutionnaires, précédant de près d'un siècle beaucoup d'idée aujourd'hui qualifiées de progressistes22.

Miss Barney rassemblera autour d'elle de nombreux intellectuels parmi lesquels Remy de Gourmont qui, avant de la connaître "s'amusait tout seul, et désespérément au jeu des idées"12 et qui lui voua ensuite un long amour platonique (voir le site qui lui est consacré : www.remydegourmont.org). C'est lui qui lui donna le surnom de l'Amazone.



Un salon littéraire de renommée internationale

La rue Jacob devint le point de mire des intellectuels lorsqu'elle lança dès octobre 1909 ses « Vendredis », un salon essentiellement littéraire22. C'était un lieu de rencontre et d'échange à vocation internationale que Hemingway, Proust et Joyce fréquentèrent. On y lisait des textes (Paul Valéry y a donné lecture, en première audition, du « Cimetière marin »22) et des poèmes, Natalie lisant parfois ses propres traductions en français22. Malgré la teinte littéraire du salon, les Vendredis n'étaient pas réservés qu'à des lectures. Le compositeur George Antheil y joua pour la première fois son "First String Quartet"22.

Colette fut une amie de l'Amazone et participa à plusieurs reprises au salon littéraire. Colette qui avait habité rue Jacob de 1893 à 1901, au troisième étage du numéro 28, parle ainsi du site :

« La plupart des maisons qui bordèrent la rue Jacob, entre la rue Bonaparte et la rue de Seine, datent du XVIIIe siècle. Le seul danger que j'aie couru rue Jacob était l'attrait de l'ombre, les brèves échappées d'air libre, quelques rafales de grêle printanières se ruant par la fenêtre ouverte, l'odeur vague des lilas invisibles venue du jardin voisin.
Ce jardin, je n'en pouvais entrevoir, en me penchant très fort sur l'appui de la fenêtre, que la pointe d'un arbre. J'ignorais que ce repaire de feuilles agitées marquait la demeure préférée de Remy de Gourmont et le jardin de son "amazone". Beaucoup plus tard, je franchis la palissade du jardin, je visitai le petit temple qu'éleva "à l'amitié" Adrienne Lecouvreur. Garé du soleil, ce jardin ne veut, encore aujourd'hui, nourrir qu'un lierre de tombeau, des arbres âgés et grêles et ces plantes aqueuses qui croissent en couronne à l'intérieur des puits. »23
Quelques années plus tard, on a pu voir Colette, déguisée en faune dans le jardin de la rue Jacob pour mimer le poème Le Faune que Renée Vivien lui avait dédié20, dansant ensuite devant le Temple de l'Amitié7, accompagnée par la célèbre claveciniste Wanda Landowska22. L'abbé Mugnier rapporte d'ailleurs que Colette a été vue "courant presque nue dans le jardin"21, sans que l'on sache si c'est à cette occasion. C'est aussi dans le salon, entre cour et jardin, que Colette offrit la primeur de sa pièce, La Vagabonde20 à son amie Miss Barney.

"J'aime aussi la plaisante carte de son salon
signée André Rouveyre, où la table à thé émerge
comme un archipel. Parmi les noms de la foule des invités,
une ligne sinueuse comme la fantaisie de Miss Barney,
se dégage et monte vers le petit temple de l'Amitié"12.


Le salon avait une grande réputation. « Le seul salon dans tout Paris, peut-être même au monde, dans le sens XIXe siècle du terme, était celui que tenait Natalie Barney rue Jacob… » écrira Samuel Putnam24. Ernest Hemingway l'évoque ainsi : « Miss Barney (...) tenait salon chez elle, à dates fixes. Elle avait aussi un petit temple grec dans son jardin. Bien des américaines et des françaises suffisamment fortunées avaient leurs salons, et j'ai réalisé très vite que c'étaient des endroits à éviter soigneusement, mais Miss Barney, je crois, était la seule qui avait un petit temple grec dans son jardin »25. Miss Barney tenait salon le plus souvent dans le pavillon. Le temple lui servait d'atelier de peinture52ou pour des « tête-à-tête », plus propices aux confessions : « Mon deuxième jardin a su garder son temple à l'Amitié, sans fenêtres, aux portes mi-closes, refuge d'un solitaire invisible ou disparu »26.


Natalie Clifford Barney devant le Temple de l'Amitié.




Des fêtes de légende

Elle organisa des garden-parties et des fêtes qui se déroulaient dans ses jardins arborés. Sensible aux atmosphères, elle était capable de mises en scène ajoutant de la magie au charme des lieux, comme lorsqu'elle fit pleuvoir du haut de la verrière des pétales de rose sur les invités lors d'un dîner persan27. Elle s'amuse follement à préparer son fameux Bal Paré en juin 1911, afin que tout étonne :

"C'est dans une soirée chez moi, en bal costumé, que nous nous retrouvâmes avec Edouard Champion. Nous nous étions amusés, Remy et moi, à préparer cette fête, d'abord par une invitation que j'avais versifiée, puis il avait trouvé que rien ne serait plus joli que la reproduction même de mon écriture, avec un petit masque dans le coin. J'avais préparé pour mon ami un masque, une ancienne gandoura brodée de feuilles safran, et enturbanné sa tête d'un de les bas de soie verte. Je portais moi-même un costume de chasseur de lucioles japonais, avec au bras une pile électrique cachée au fond d'un panier à jour, d'où je maniais à volonté toute une échappée de petites ampoules, imitant très bien la lueur des lucioles, qui scintillaient jusqu'à travers de mes cheveux. Ce qui aidait mes invités à me distinguer même au fond du jardin faiblement éclairé par des lanternes chinoises suspendues aux arbres."20


Carton d'invitation au Bal Paré en 1911 (www.remydegourmont.org)28.


La fête marqua les esprits, et en particulier Remy de Gourmont, qui, bien que co-organisateur, décrira la soirée ainsi : "Je sors d'un bal paré, et dans la lucidité modérée que laisse, même quittée avant la fin, une pareille fête, j'en voudrais noter quelques-unes des impressions qu'elle m'a laissées. (…) Un bal paré entre personnes distinguées, n'est aucunement un plaisir médiocre. En se travestissant, les hommes se manifestent avec plus de vérité que sous l'uniforme habit moderne ; les goûts se font voir ingénument, s'avouent avec bonheur. C'est peut-être dans la vie quotidienne que les hommes portent le loup le plus opaque et le déguisement le plus absolu. C'est bien ainsi. Remets ton masque de chair, amie, voici les autres"29.


Le Temple de l'Amitié dessiné par André Rouveyre.


La singularité de la personnalité de Natalie Barney, son intelligence, "l'atmosphère irréelle qui [l]'entoure"20 et l'extraordinaire de son écrin, fascineront tous ceux qui la fréquentèrent, intellectuels, artistes, journalistes ou simples visiteurs. Pierre Benoît, romancier et membre de l'Académie Française, auteur de "L'Atlantide" fut un jour reçut dans le salon littéraire du 20, rue Jacob et écrivit :

Eriphile, je sais des jardins, des rotondes
Eclairées vaguement par des dômes blafards…
C'est le domaine obscur des amours de mystères
De fantômes pâles, juvéniles, charmants…

Les "rotondes éclairées vaguement par des dômes blafards" est une allusion à la salle ronde du temple et son éclairage zénithal. Il parait qu'il fut si secoué par la magie des lieux qu'il eut "la saine réaction de se remettre d'aplomb «en allant boire un verre de gros rouge sur le zinc d'un bar voisin»"20.


Carton d'invitation rédigé par Natalie Barney à l'adresse du sculpteur Carlo Sarrabezolles30.
On y lit "dans l'espoir de vous accueillir ainsi que votre fils qui voulait voir mon petit temple à l'amitié".


Ainsi, "en plein vingtième siècle, en plein sixième arrondissement, Natalie Barney a su créer une maison vécue, vivante, animée par le souffle même de cette exceptionnelle sourcière (et pourquoi pas sorcière ?) qui su faire jaillir autour d'elle tant d'amitiés"26.



La "ruine" du Temple et la fin de l'Amazone

L'Amazone maintiendra son salon littéraire jusque dans les années 5031. Mais "les guerres, les morts dispersèrent les amitiés groupées autour de Miss Barney qui cessa de recevoir et de se rentre dans le Temple, pour se réfugier dans sa proche maison"14. Et puis le monde "sembla avoir oublié la rue Jacob"‎7

"L'entretien du bâtiment s'en trouva naturellement lié à ce rythme : c'est dire qu'il se fit de plus en plus rare, pour devenir inexistant. Chaque année, la végétation accroît son emprise, envahit le porche et contribue à altérer la couverture"14. Le Temple tombe petit à petit dans l'oubli.


Le Temple de l'Amitié en 196527.

Sans aucun entretien pendant plusieurs années, le temple continuera sa lente dégradation. Dans les années 1960 un architecte constatera que "la toiture est gravement endommagée (…), les garnitures contre les joues de la verrière sont en partie béantes et laissent passer l'eau. La verrière aussi est ouverte à la pluie (…). L'inscription "A l'amitié" est à ce point altérée que ses lettres ne sont plus en saillie mais pour la plupart en creux. Enfin, les enduits sont craquelés et en maints endroits des parties entières sont tombées. L'intérieur n'a pas échappé aux conséquences de l'abandon. La coupole est particulièrement atteinte (…). Quant au parquet rayonnant, gonflé par l'entrée des eaux, il est totalement soulevé ; au point que l'on constate certaines lambourdes et les augets de plâtre et plâtras qui eux-mêmes ruinés, sont tombés en plusieurs endroits dans le sous-sol. A la porte d'entrée, enfin, plusieurs ferrures sont arrachées ou cassées"32. Pour marquer l'intérêt de l'Etat français, le Temple de l'Amitié est inscrit le 16 janvier 1947 à l'Inventaire supplémentaire des Monuments Historiques mais cela n'entraînera pas d'opération de sauvegarde.

Le 30 novembre 1966, tournant dans l'histoire du Temple de l'Amitié, Michel D., ancien Premier Ministre et Ministre de la Défense à l'époque, rachète une partie du 20, rue Jacob, le pavillon inclus, aux consorts Journault. Cette acquisition marque le début d'une longue série de scandales et de démêlés judiciaires qui dureront plus de dix ans.


Caricature de "l'amer Michel" (Michel D.) parue dans le Canard Enchaîné‎33.

"Impatient d'en récupérer la jouissance pour en faire sa propre maison de ville"‎7, Michel D. obtient au tribunal l'expulsion de Miss Barney alors âgée de 90 ans et souffrante, expulsion exécutoire quatre années après avoir été signifiée‎33. Philosophe, l'Amazone se contenta de critiquer le manque de tact du propriétaire qui lui a fait expédier le "papier timbré" en son absence, en plein été‎7. La tentative d'expulsion sera racontée par le Canard Enchaîné et le New York Times et choquera bien davantage le milieu intellectuel que l'intéressée. A la suite de l'émotion soulevée aux Etats-Unis et en France, Pompidou dut intervenir personnellement mais n'obtint de D. que la promesse de ne pas exécuter l'ordre d'expulsion33.

Il semble qu'ensuite l'Amazone subisse une sorte de harcèlement. Affirmant que le pavillon est sur le point de s'écrouler, un architecte est convoqué pour examiner les appartements de Miss Barney et recommande opportunément des travaux de consolidation33. En conséquence, des charpentiers de Paris bardent d'étais dans les bâtiments et dans toutes les pièces, jusqu'à condamner la cuisine. Cerise sur le gâteau, le chauffage s'arrête de fonctionner33. Soixante ans de charme sont rompus. Miss Barney est plus que troublée dans sa retraite par les ouvriers qui en plus, préparent les chantiers à venir, entreposant du matériel de construction dans son jardin et tentant de rentrer chez elle7. L'Amazone finit en perdre le sommeil, l'appétit et sa légendaire sérénité. Elle s'insurge en effet dans France-Soir du 12 octobre 1968 : "Mon salon est un monument de la littérature contemporaine : personne n'a le droit de le modifier. J'ai fait le serment de rendre l'âme là où l'esprit a régné"34.

Natalie Clifford Barney, l'Amazone, la vestale des lieux depuis plus de soixante ans finit par se résoudre à quitter son pavillon devenu inhabitable avec la ferme intention de revenir "au printemps prochain"35. Le 3 février 1972, elle décède à l'age de 94 ans à l'hôtel Meurice où elle avait trouvé refuge, sans avoir pu retourner chez elle…


Annonce de la mort de Natalie Barney dans le New York Times du 3 février 197236.

Un rapport de l'Architecte en chef des monuments historiques estimera ensuite que la "très forte batterie d'étais parait inadaptée, sinon inutile"33. Les copropriétaires du 20 rue Jacob considéreront également que les travaux n'étaient pas justifiés et refuseront de payer la facture des travaux de consolidation que leur présente le nouveau propriétaire.



Le scandale de la transformation du temple

La famille D. n'en poursuit pas moins ses travaux d'aménagement et de valorisation. Quelques studios dans les principaux corps de bâtiments sur rue et sur cour ont en effet été achetés en même temps que le reste afin d'être retapés et revendus. Mais un autre scandale apparaît lorsqu'on découvre que « des travaux de gros œuvre effectués (…) sans permis de construire, sans architecte et sans autorisation de la copropriété, apportant des modifications considérables aux bâtiments (…) [et qui] ont compromis gravement la solidité de l'immeuble, ainsi que son équilibre esthétique »‎37. L'immeuble est déstabilisé au point que la Préfecture de Police déclare l'immeuble en péril par un arrêté en date du 21 janvier 1971.

Les demandes de permis de construire se sont avérées en plus être partiellement falsifiées. La combine avait consisté à rajouter sur le plan initial un étage supplémentaire à l'immeuble, pour faire croire à l'administration que cet étage avait toujours existé et en profiter pour demander la permission de construire un autre étage au dessus‎33 ! Le scandale se développera encore lorsqu'on découvrira tout une série de faux plans, fausses délibérations, etc. Sur ce point, Michel D., alors Ministre de la Défense, se serait fait « entortillé par une société immobilière » peu scrupuleuse, selon ses propres termes33.


Michel D. et les scandales relayés par le Canard Enchaîné‎33, ‎38. Montage BER.


Simultanément, naît un scandale de plus concernant cette fois-ci directement le Temple de l'Amitié. Apparemment, la famille D. entreprend dès 1967 des travaux de mise hors d'eau sur le Temple de l'Amitié14, mais les copropriétaires découvrent fin 1970 que le temple a été « pillé » et que plusieurs tranchées ont été creusées à partir du temple pour y accueillir des canalisations‎38.

Il semblerait en effet que « Madame Michel D. [qui] reconnaît être le maître d'ouvrage des fâcheux travaux modificatifs exécutés en 1967 sur le Temple »39 n'ait pas seulement voulu restaurer le temple mais ait fait exécuter des travaux « en vue de le transformer en studio à louer »2, 33… Une photo rare, prise en 1972 dans le cadre de la reconstruction du 13 et du 15, rue Visconti40 (et découverte par www.RueVisconti.com !), nous montre le Temple à cette époque, en pleins travaux, sans porte, les niches en cours d'agrandissement, les garde-corps enlevés, des sacs de ciment entreposés sur la terrasse.


Le temple en pleins travaux d'aménagement en 1972‎40. La photo est prise depuis l'appentis,
aujourd'hui disparu et on aperçoit les niches en train d'être agrandies (cliché BER).


Le fait qu'un monument historique ait été considéré comme une dépendance à aménager et à valoriser frappe de stupeur tous ceux qui sont attachés à l’histoire et au patrimoine. La brutalité avec laquelle le petit temple a été traité laisse sans voix. Certains y voient même une démarche intentionnelle, dénonçant « les efforts délibérés pour la destruction de ce ravissant édifice »‎9.

Dans le détail, l’ouverture zénithale par laquelle le Temple est éclairé a été bouchée et une grande fenêtre a été percée dans le mur mitoyen du 22, rue Jacob. Les niches qui abritaient les bustes ont été agrandies pour être transformées en ouvertures, comme on peut le voir sur le cliché ci-dessus. Le ravalement de la façade a fait disparaître les inscriptions, la décoration et les moulures.


Cheminée et parquet arrachés selon une illustration du Canard Enchaîné en 1972‎33.

A l’intérieur, le fameux parquet a été complètement arraché et a disparu, le solivage sur lequel reposait le parquet a même été en partie détruit. Certains copropriétaires du 34, rue de Seine ont vu les ouvriers utiliser les lattes du parquet d’époque comme cales pour les échafaudages qui entouraient le temple. Enfin, les glaces et boiseries, cheminées et deux consoles bleu turquoise ont été enlevées et l'ensemble de la décoration et notamment les sculptures des pilastres et de la coupole ont été détruites. Pour couronner le tout, les portes sculptées ont été déposées et l'intérieur de l'édifice est resté ouvert à toutes les intempéries pendant près de deux ans‎9. En un mot, le temple est gravement dénaturé, voire défiguré.



La levée de boucliers

Le scandale est énorme et plusieurs plaintes sont déposées par les copropriétaires et les autorités en charge de la protection des monuments historiques.

Le Conservatoire Régional des Bâtiments de France est informé dès 1969 que le Temple de l'Amitié a fait l'objet de « travaux exécutés sans autorisation et dans des conditions très fâcheuses »‎39. Un Procès Verbal de contravention est même dressé le 8 juillet 1970 à l'encontre des copropriétaires du 20 rue Jacob.

Les média, dont le Monde et le Canard Enchaîné, et diverses associations se mobilisent contre ce « véritable acte de vandalisme »‎41. Une plainte est même déposée contre la « mutilation du Temple de l'Amitié »‎42. Peu de temps après, une pétition est lancée et recueille 300 signatures de personnalités du monde des lettres et des arts‎43. On dénonce les « modifications regrettables apportées par sa propriétaire (en l'occurrence Mme Michel D.) au Temple de l'Amitié »‎44 et la Commission du Vieux Paris réclame solennellement la remise en état du Temple de l'Amitié, « maltraité » par Michel D.‎33.


Extraits des courriers échangés au sujet des travaux d'aménagement du temple‎8 (clichés BER, montage Christian Chevalier).



La politique s’en mêle

Le 18 octobre 1971, faisant suite aux critiques, la campagne de presse et les pétitions, Mme D. prend contact avec le ministère des Affaires Culturelles pour connaître les possibilités de remise en état du Temple. Elle propose d'étudier avec son propre architecte, Guy Mélicourt, la restauration « dans le respect des prescriptions qui seront formulées par le service des Monuments Historiques »‎39.

Les Architectes des Monuments Historiques réfléchissent alors aux modalités de remise en état. Vu l’ampleur des dégâts, il n’est pas vraiment question de restaurer le temple mais bien de le reconstituer le plus fidèlement à l’état d’origine. Comme les plans du XIXe siècle ne sont pas connus ou trop peu documentés, c’est d’après les photos (!) de 1909 que le temple sera refait à l’identique. Un permis de construire est délivré le 2 mai 1972 pour exécuter ces travaux de remise en état. Malgré les critiques qui continuent à pleuvoir, les travaux de remise en l'état démarrent.


Le Temple de l'Amitié en pleins travaux d'aménagement en 1972‎40. La photo est prise depuis le jardin du 22, rue Jacob,
on voit que sur le toit, les baies vitrées ont disparu, remplacées par un toit de zinc (cliché BER).

Evidemment, « pour ce qui est de l'intérieur, il est moins aisé de reconstituer les facteurs de l'ambiance recherchée par les auteurs du petit monument »‎45. Le parquet est refait à l’identique ainsi que les pilastres à chapiteau à l'intérieur et les inscriptions, grâce à l’ « examen attentif des photographies »45 et à l’aide d’« un sculpteur connaissant bien ces styles (…), un ornementiste spécialisé »45. On tergiverse, par contre, pour d’autres détails. En effet, vu la personnalité du propriétaire, nombreux sont ceux qui veulent lui épargner trop de misères, et sont prêts à accepter, voire à proposer, certains compromis.

L’Architecte en Chef des Monuments Historiques au ministère des Affaires Culturelle, Mr Jean-Pierre Paquet, plutôt que d’exiger le bouchage de la grande fenêtre, propose la pose de stores sur la baie ouverte sur la cour du 22, rue Jacob, afin, une fois les stores fermés, que « soit pleinement retrouvé la lumière primitive »45. Il va même jusqu’à justifier la création de la baie vitré par le fait qu’elle aurait existé au XIXe siècle, d’après le plan relevé par Vasserot. Est-ce de la mauvaise foi ? Le plan (erroné, du reste) indique en effet une ouverture, mais de l’autre côté du bâtiment !

En ce qui concerne la toiture, Mr Paquet trouve superflu d’« obliger le propriétaire au supplément de dépense d’une couverture en plomb » et entérine donc la transformation de la couverture en plaques de zinc. Le rétablissement de l’éclairage zénithal est par contre exigé, mais « il est inutile de le réaliser d’une façon plus compliquée que le prévoit M. Mélicourt »45. Mr Paquet s'excuse enfin d'être presque trop exigeant, étant donné que « l’édifice n’est l’objet que d’une protection mineure »45 ! On croit rêver.

Le 7 décembre 1973, les travaux du « petit immeuble rond précédé d'un péristyle » sont inspectés et le rapport conclue que l' « intérieur a été rétabli dans son état d'origine avec dans l'axe la cheminée en marbre noir surmonté de sa glace. Deux autres glaces surmontent des tablettes du même marbre occupent les défoncements existants à droite et à gauche de l'axe transversal. Le plancher avec ses initiales au centre a été restauré. Au mur les pilastres en faux marbre portent un chapiteau traité en bistre comme les petites rosaces sous la corniche »46. La grande baie latérale a finalement été bouchée. Le certificat de conformité est accordé le 25 janvier 1974.


Le Temple « restauré à l'identique » en 1974 d'après les photos de 190932.



On refait l’histoire !

En fait, Mr Paquet soutient explicitement une nouvelle thèse selon laquelle les D. ont « sauvé le temple de la ruine »‎45. Il est en cela relayé par Guy Mélicourt, l’architecte précité (et auteur du 23, rue Visconti). A aucun moment Michel D. ne s’est exprimé directement dans cette affaire : il a visiblement laissé aux autres le soin de l’attaquer ou de le défendre.

La nouvelle version des faits tente de présenter les travaux de remise en l’état d’origine (postérieurs au saccage) comme des travaux de restauration, où le temple aurait été sauvé de la ruine, « restauration voulue et supportée par le propriétaire actuel »32 va-t-on même jusqu’à préciser ! On dramatise aussi l’état d’abandon du temple sous Miss Barney, le zélé Guy Mélicourt se chargeant de faire opportunément l’état des lieux avant d’entreprendre la « restauration ». Il décrit le temple comme étant pratiquement sur le point de s’effondrer, là où le Canard Enchaîné, au contraire, le décrit comme étant en « bon état »‎38 jusqu’en 1971. Au sujet des travaux de « restauration », tout juste est-on prêt à admettre que l’« on peut déplorer que certaines modifications aient quelque peu altéré l’expression d’une ambiance que l’on voudrait conserver dans toute sa délicatesse »45. Comble du cynisme, on ira même jusqu'à envisager un temps d'accorder aux D. une « subvention permettant de compenser dans une certaine mesure la rigueur des prescriptions »47 émises par les architectes des Bâtiments de France !

Pour couronner le tout, une plaquette est même éditée en 1975 sous le titre « La Restauration du Temple de l’Amitié » refaisant l’histoire et glorifiant le rôle des D. et la qualité du travail effectué. Cette plaquette est accompagnée la même année par un article de Mélicourt dans Vieilles Maisons Françaises qui reprend presque mot pour mot le texte de la plaquette‎14


Extraits du document de huit pages sur la « restauration » du Temple de l’Amitié‎32 avec ses photos dramatisées du temple « en ruine ».

L'atmosphère demeure détestable entre les copropriétaires au moins jusqu’en 1977, date à laquelle les plaignants sont déboutés de leurs dernières requêtes auprès du Tribunal administratif et du Conseil d'Etat pour faire annuler le permis de construire de 1972 et 73. Michel D. et sa famille s’enferment alors dans leur pavillon, imposant même par voie judiciaire, parait-il, à certains voisins de boucher leurs fenêtres donnant sur leur jardin48. Le Temple retrouve un calme… de plomb.



Le Temple aujourd'hui

Le pesant silence qui a ensuite régné pendant des années n’a été troublé que par les aboiements de Dindon, le berger allemand des D.. Le temple n’a, quant à lui, fait l’objet que de quelques rares visites, guidées de mauvaise grâce par les enfants de la famille‎49.

Le lot qui inclut le temple de l’amitié n’est plus propriété des D.. A quoi ressemble aujourd’hui ce lieu autrefois magique ? Natalie Barney disait « ma maison n'est qu'atmosphère », rajoutant, sereine « on ne cambriole pas une atmosphère »‎26. Une atmosphère est pourtant fragile et un rien peut la faire disparaître.


Le temple de l'Amitié aujourd'hui. Cliché © Christian Chevalier.

Cela reste une appréciation subjective, mais la remise en état du temple a certainement gommé la patine et lui a donné un aspect un peu trop lisse : le temple de l'Amitié est-il encore « une des hautes curiosités du sixième arrondissement et un des rares témoins survivants de l’architecture de la fin du dix-huitième siècle »‎50 ? Pour qui ne connaîtrait pas son histoire, ne pourrait-on pas désormais le prendre pour une folie architecturale en béton datant des années 1960 ? (Ah, le kitsch des moulures dorées !).

Outre la rude restitution en l’état d’origine, la démolition dans les années 1970 du 15, rue Visconti a privé le monument du haut mur qui le protégeait sur son côté nord. Alors que les architectes des 13 et 15, rue Visconti avaient bien noté que « l'ensemble de ces jardins doit conserver [son] aspect plein de mystère »‎40, lorsque le nouveau bâtiment -la crèche- a été construit, un muret de 3 m environ a été édifié entre le temple et nouveau jardinet. En étant moins reclus, le Temple de l'Amitié a beaucoup perdu en intimité et en mystère.

Dans le registre architectural, la jolie véranda, dans laquelle se tenait le salon littéraire de Natalie Barney, a été transformée en horrible annexe dont seule l’emprise au sol est d’origine. Ses murs de béton, ses étroites fenêtres fermées par des volets métalliques confondants de banalité, font triste mine dans le jardin.


Le pavillon et la véranda dans les années 1960 (à gauche‎27) et aujourd’hui (à droite, cliché © Christian Chevalier).

L’appentis, enfin, construction légère qui joignait la véranda au mur arrière du 13-15, rue Visconti a disparu. Il marquait autrefois la séparation des « deux jardins » de la propriété, le grands, ouvert et densément arboré, et le petit qui contenait le temple.


Jeanne Moreau et Maurice Ronet passant sous l'appentis, aujourd’hui disparu, dans une scène de Feu Follet de Louis Malle.
La véranda est à gauche, et l'on voit les colonnes du temple de l'amitié dans la perspective, au fond de l'image‎3.

Que reste-il également de l’ « étrange paix végétale »‎51 tant saluée à l’époque de Natalie Barney ?… Dans le jardin, « il y avait ses arbres, son petit parc sauvage, tellement inattendu »‎2, mais ils ont aussi disparu, récemment abattus en masse : le jardin semble aujourd'hui vidé.


Les bâtiments du 20, rue Jacob à gauche de l’image, au milieu, le Temple, et à droite,
les façades arrières de la rue Visconti, notamment du 13-15 (cliché © Christian Chevalier).

Le lieu, bien sûr, demeure malgré tout unique en son genre, et c’est un vraie curiosité, anachronique, catalysant autour de lui légendes et scandales. Ce petit monument à deux pas de la rue Visconti et de la rue Jacob tellement invisible de ses voisins, même immédiats, est, je l’espère un peu moins méconnu désormais !

Baptiste Essevaz-Roulet
(courriel : b.essevaz-roulet@ruevisconti.com)



Le temple de l'amitié aujourd'hui (cliché © Christian Chevalier).



Galerie

Le temple de l'Amitié vu de dos (depuis l'ouest du Bois Visconti), ainsi qu'un peu du jardin du 20, rue Jacob (cliché B.E.-R.). Temple de l'Amitié en 1946 par Victor H Grandpierre53 (cliché B.E.-R.).
Temple de l'Amitié
(cliché © Christian Chevalier).
Temple de l'Amitié
(cliché © Christian Chevalier).
Temple de l'Amitié
(cliché © Christian Chevalier).
Temple de l'Amitié vu depuis le 22, rue Jacob
(cliché © Christian Chevalier).
Temple de l'Amitié vu depuis le 22, rue Jacob
(cliché © Christian Chevalier).
Temple de l'Amitié
(cliché © Christian Chevalier).
Temple de l'Amitié vu depuis le 22, rue Jacob
(cliché © Christian Chevalier).
Temple de l'Amitié
(cliché © Christian Chevalier).
Temple de l'Amitié
(cliché © Christian Chevalier).
Temple de l'Amitié
(cliché © Christian Chevalier).
Temple de l'Amitié
(cliché © Christian Chevalier).
Temple de l'Amitié
(cliché © Christian Chevalier).
Temple de l'Amitié
(cliché © Christian Chevalier).
Temple de l'Amitié
(cliché © Christian Chevalier).
Temple de l'Amitié
(cliché © Christian Chevalier).
Le pavillon et son annexe
(cliché © Christian Chevalier).
Le 20, rue Jacob sous la neige
(cliché © Christian Chevalier).
Le 20, rue Jacob sous la neige avec le temple de l'Amitié (cliché © Christian Chevalier).
Temple de l'Amitié
(cliché © Christian Chevalier).
Temple de l'Amitié
(cliché BER).
Temple de l'Amitié
(cliché BER).
20, rue Jacob et temple de l'Amitié
(cliché BER).
Temple de l'Amitié
(cliché © Suzanne Rodriguez).
Baie percée dans le flan du temple, plan déposé au tribunal et caricature de Michel D. parue dans le Canard Enchaîné
(clichés BER, montage Christian Chevalier).




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